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LE TEMPS RETROUVÉ


 








C’est un drame amoureux qui s’inscrit dans l’Histoire, une métaphore du passage douloureux d’un monde à l’autre et l’annonce des tragédies du siècle. C’est un film sur l’orgueil et l’aveuglement, un film sur la fragilité des êtres et des certitudes, sur l’expérience de la catastrophe, le deuil, l’instinct de survie et l’éternité, un film où notre époque s’est reconnue au-delà de toute prévision. 

Le crépuscule d'un monde

Titanic a la force des grands récits symboliques qui racontent aux hommes leur destin. Après Terminator, Aliens, Abyss, James Cameron, héritier déclaré de David Lean, a réalisé beaucoup mieux que le plus beau mélo de tous les temps.

En dépit d’un budget faramineux (250 millions de dollars), le succès de son film ne peut pas être assimilé à ces produits marketing qui encombrent les écrans et les pages des journaux. Dès avant sa sortie, il eut au contraire à affronter les plus funestes pronostics qu’une rencontre miraculeuse avec le public vint spectaculairement démentir. Au même titre qu’Autant en emporte le vent, Titanic semble inscrit pour longtemps dans la mémoire des foules, pour d’excellentes raisons qui ont contrarié la représentation qu’on pouvait s’en faire, celle d’un bon gros mélo filmé sans grâce, aux effets téléphonés et dont, qui plus est, on connaissait la fin avant même de s’enfoncer dans son fauteuil. C’est au contraire son académisme fou, l’absence de cynisme, d’humour décalé et d’artificielle dramaturgie qui ont, en l’an 5 de l’ère tarantinienne, curieusement transporté une planète soudain unanime. Comme si, quelques mois à peine après la mort de Lady Diana et la sidération ricaneuse du village médiatique face au recueillement douloureux de millions d’individus apparemment sains d’esprit, cette soif toute simple de communion par l’émotion avait vu là une nouvelle chance de s’étancher. On se souvient de Charles Denner consolant une petite fille en larmes, dans un film de Truffaut. "Réfléchis bien, lui disait-il en substance, est-ce que tu n’es pas, au fond, un peu contente de pleurer, ça ne te fait pas un peu plaisir quelque part ?" Et l’enfant acquiesçait.

Individus en transit

Les grands films qui marquent leur époque sont moins adressés à une conscience collective que fabriqués par elle, à travers l’inspiration de créateurs qui n’ont même pas besoin, alors, de se vouloir artistes : ils captent et restituent, parfaitement formulé, le message diffus qui leur a été envoyé. Ainsi le Crash de David Cronenberg (canadien comme Cameron), tenait moins de la fiction scandaleuse que du documentaire poétique, détaillant la résistance d’un monde déboussolé à la souveraineté de l’immatériel. Ce Crash empreint d’une nostalgie vertigineuse, profondément contemporaine (le souvenir oublié du morceau de métal qui pénètre la chair et répond instantanément à toutes les questions existentielles), nous racontait à sa manière très crue dans quel état les systèmes de communication de masse, la technologie triomphante et un demi-siècle d’incomparable prospérité ont abandonné l’humain.

Un combat d'anges asexués
Il y a dans Titanic quelque chose de cette redécouverte nécessaire de la chair souffrante mais bien vivante, du réel opposé au virtuel. "Lorsque on montre à Rose, devenue centenaire, le naufrage en images de synthèse, ce spectacle ne lui fait ni chaud ni froid. La technologie peut bien tout reconstituer, elle n’a cruellement pas de regard." (Frédéric Strauss) (1). Pour toucher cette réalité du désastre, rien ne vaut en effet les yeux de Rose (Kate Winslet), lesquels prolongent le regard du metteur en scène, que ses repérages autour de l’épave du paquebot avaient bouleversé (lorsqu’il imposa une minute de silence à la salle emperlée des oscars, en hommage aux vraies victimes de la vraie tragédie, on peut être sûr que Cameron était sincère). Crash, déjà, dressait le portrait d’une civilisation commençant à douter de sa propre arrogance et recueillant la fragilité, la blessure, l’accident, comme autant d’occasions de transcendance. Une histoire d’individus en transit, qui s’apprêtent à "passer" (transire), comme les passagers du Titanic embarquant guillerets, à Southampton, vers leur fin annoncée, comme les passagers de nos modernes Boeing se pressent dans l’univers aseptisé des aérogares, oscillant sur les "passerelles" entre hantise, fatalisme et peut-être, curiosité, à l’instant d’approcher ce point de passage où œuvrent les derniers des anges médiateurs, les aiguilleurs du ciel, et de frôler cette dilution sans appel qui fait de la chute d’un avion le plus tétanisant et le plus fascinant des cauchemars contemporains.

L’interminable agonie de l’insubmersible HMS Titanic réalise le fantasme indicible :  "Pour moi, confie Cameron, et c’était un des aspects de l’histoire qui m’intéressaient le plus, le naufrage du Titanic est comparable à une catastrophe aérienne au ralenti. C’est un avion qui s’écrase pendant plus de deux heures. Et ça a donné aux gens beaucoup de temps pour se confronter à l’idée de la mort, s’y résigner ou au contraire y résister. Le Titanic est le symbole d’une civilisation très respectable, très policée et élégante. Et je crois que, quand à la fin, les chaloupes de sauvetage se sont éloignées et que mille cinq cents personnes sont restées à bord, piégées sur ce bateau englouti par l’eau sans aucun moyen d’y échapper, l’idée de civilisation et d’humanité a été littéralement broyée : les gens ont été confrontés à des sensations complètement primaires." (1)
 
Il faut que quelque chose arrive...
Observant le départ du Titanic, ceux qui vont périr, ceux qui en réchapperont, le public retient son souffle. Son "désir de catastrophe" (Henri-Pierre Jeudy, Aubier, 1999) sera d’autant mieux assouvi que le réalisateur a commencé le film en lui montrant l’épave. Les spécialistes persuadés que l’absence de suspense tuerait le film n’ont pas compris cette fin de siècle enfantine qui n’aime rien tant que se faire raconter cent fois le même conte, surtout s’il est tragique : Titanic a provoqué un formidable phénomène de multivision, certains spectateurs y retournant trois fois, cinq fois, dix fois. Désir de catastrophe également caractéristique de générations en manque d’Histoire, et insatisfaites de celle qui leur est proposée. Rebattre les cartes et tout recommencer, réapprendre le sens de la vie, en donner un à la sienne : on n’est pas loin du "il faut que quelque chose arrive" de Camus. A propos d’Histoire, il a été justement souligné combien le drame du 14 avril 1912, avec ses monceaux de victimes pauvres et ses riches rescapés, figura le crépuscule d’un Vieux Monde inique et arrogant qui allait bientôt s’abîmer pour de bon dans les bourbiers de la Grande Guerre. 

Quand "le plus grand objet mobile jamais construit par la main de l’homme", ainsi que le voyaient ses armateurs, se rompt littéralement en deux parce que son capitaine a poussé les machines à fond et défié les lois naturelles, le spectateur de l’âge atomique, avec le recul et un rien de culpabilité janséniste, frissonne et reconnaît son temps. "Reverse the engines !", hurle le lieutenant. Trop tard. L’optimisme de cette aube exaltée qui avait chargé le progrès technologique de mener les hommes à la sagesse et à l’émancipation (cf l’Exposition universelle de 1900) échoue par une nuit calme, sur un bloc de glace briseur de certitudes. Avertissement demeuré par ailleurs sans effets: le siècle à venir sera de fer, de feu et de sang, soumis aux lois de cet argent (money) auquel Rose, pionnière en route pour l’Amérique, préfère la sensibilité du Monet caché dans ses bagages. Rose, allégorie de la statue de la Liberté, "conçue en Europe et venue incarner l’idéal de l’indépendance et de la liberté d’un monde en pleine expansion", comme l’écrit Jean-Marc Lalanne (1) qui compare le Titanic au Mayflower. Rose suffragette aussi, fendant d’un coup de hache les chaînes des femmes et de la classe ouvrière, Rose ridée, humaine métaphore de ces cent ans de promesses et de désillusions, comme un pont entre deux générations trop orgueilleuses pour accepter leur finitude, Rose qui relie les vivants et les morts, les spectateurs et les victimes, Rose revenue des abysses pour apaiser ce besoin déchirant de nous raccrocher à une histoire, une filiation, un avant. La découverte, soixante-quinze ans plus tard, de son portrait perdu (l’auteur du croquis n’est autre que Cameron) signe le premier moment fort d’un film décidément très religieux.

Fatale attraction

On n’en terminera pas avec ce bref aperçu des "raisons d’un succès" sans évoquer, bien sûr, l’ardente, éphémère et décisive romance entre deux personnages espiègles et ravissants, entraînés dans un raz-de-marée d’apocalypse. Autour de la jeune captive se livre un combat d’anges, l’un d’une beauté divine, assez asexuée pour rassurer les adolescentes, leurs mères et leurs grands frères (Jack/Leonardo DiCaprio, icône en devenir), l’autre beau et faux comme le diable (Cal/Billy Zane), des anges appelés à retourner, une fois leur mission achevée, vers leur lointain séjour. Fût-ce brutalement. "Jack ne sauve pas Rose, il lui apprend à se sauver elle-même, même si cela équivaut pour lui à couler à pic. C’est peut-être le plus beau plan du film. Rose se défait du corps inerte de Jack agrippé à sa main, comme on décolle une peau morte. Il faut apprendre à trancher ce qui est mort en soi pour que perdure le vivant." (Jean-Marc Lalanne) (1). Cal, lui, se tirera une balle dans la tête pendant le krach de 1929.

L’insistante présence du suicide, depuis la tentative avortée de Rose jusqu’au sacrifice de l’élégant Guggenheim, n’est sans doute pas étrangère non plus à la "fatale attraction" que Titanic exerça auprès des teenagers ; dans cette expression radicale de la résistance individuelle aux cataclysmes collectifs, un jeune Japonais, impressionné par la proportion d’hommes ayant décidé de couler avec le navire, crut même retrouver le code d’honneur des samouraï. Suicides, échecs, déceptions : il aura peut-être fallu cette sombre histoire de paquebot présomptueux, et son triomphe universel, pour réaliser que les rêves de toute-puissance dont ce siècle jamais ne s’allégea ont, enfin, cessé d’agiter l’humanité silencieuse. Cyril Frey


(1) Les Cahiers du Cinéma


Article paru le 30 octobre 1999 dans Le Nouvel Observateur