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LE TEMPS DES DEFRICHEURS





La prise de conscience collective des urgences environnementales reste encore embryonnaire et ce ne sont pas les résolutions institutionnelles, en la matière, qui y contribuent. A une échelle encore modeste, les initiatives originales et autonomes réussissant à rompre avec le productivisme dominant se multiplient néanmoins. Un livre important, paru en septembre 2014, a entrepris de projeter un éclairage inédit sur ce mouvement social invisible au plus grand nombre. Son auteur Eric Dupin, journaliste politique et l'un des meilleurs connaisseurs de l'histoire de la gauche française, est parti à la rencontre de ces "défricheurs", à travers une passionnante enquête de terrain menée dans une dizaine de régions. En voici l'introduction et la conclusion.

 

UN CONTINENT MECONNU

 
La Découverte, 2014
Changer de vie ici et maintenant, sans attendre des lendemains qui tardent trop à chanter, sans plus croire aux promesses politiques : telle est la boussole des citoyens d’une autre France, étonnamment méconnue. De plus en plus nombreux, ils vivent en rupture avec les valeurs dominantes de notre société. Avec plus ou moins de radicalité, ils se sont détachés du consumérisme frénétique, du productivisme impérieux et de la stressante compétition sociale qui régissent le plus grand nombre. Mais cette France qui vit autrement ne se définit pas seulement, ni même principalement, par son rejet d’un système fou et par son refus des conditionnements qui en assurent la reproduction. Elle est engagée dans une démarche résolument positive. De mille et une manières, elle s’emploie à innover, à expérimenter de nouvelles façons de vivre, de consommer ou de produire. C’est en ce sens que l’on peut parler de « défricheurs » d’un autre monde encore en pointillé. Leurs projets ont l’ambition de traduire en réalisations concrètes de modernes utopies qui renouent parfois avec d’anciennes aspirations – tout simplement la quête d’une vie saine.

L'univers bigarré d'une autre France

Ce livre se propose de faire mieux connaître cet univers bigarré, composé de personnes qui entretiennent des rapports extrêmement divers à la société. À la pointe de cette mouvance, se situent ceux qui s’affirment en rupture claire et nette avec les modes de vie et de pensée dominants. Ces nouveaux dissidents mettent en pratique, à leur manière, une forme de « décroissance » : ils vivent frugalement dans des « habitats légers » ou des « lieux alternatifs ». Certes, ce noyau radical reste limité : quelques milliers seulement de personnes habitent dans des yourtes en France ; et si les « écovillages » et « lieux alternatifs » se multiplient, ils n’agrègent encore qu’une fraction minime de la population. Et pourtant, le mensuel La Décroissance, créé en 2004, dont les positions sont loin de faire l’unanimité au sein de cette mouvance, n’en est pas moins diffusé à quelque 20 000 exemplaires dix ans plus tard.

Une deuxième strate est composée de défricheurs qui, sans être en rupture franche avec la société, interviennent sur ses marges et à rebours de sa logique dominante. Ceux-là œuvrent dans l’économie sociale et solidaire, les circuits de consommation courts, l’agriculture vraiment biologique, l’habitat partagé ou encore l’éducation populaire. Cette sphère est déjà plus large. Le nombre de personnes engagées dans les AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne), créées en 2001, donne une idée de l’ampleur prise, en peu d’années, par les manifestations de consommation alternative : on en comptait, en 2012, plus de 1 600 qui rassemblaient 50 000 familles et près de 200 000 consommateurs [1]. Selon le ministère de l’Agriculture, le nombre de fermes concernées par la commercialisation en circuit court serait de 80 000 et représenterait quelque 15 % des exploitations agricoles françaises.

L’habitat partagé se développe également, même s’il reste très limité : quelque deux cents projets engagés selon une estimation datant de 2012. Le renouveau du mouvement coopératif est encore révélateur de la mutation en cours. À la fin 2012, on recensait 2 165 sociétés coopératives dans lesquelles travaillaient 43 860 salariés [2] . Leur nombre s’est accru de 15 % en quatre ans. L’agriculture « bio » progresse lentement mais sûrement : fin 2012, la France comptait 24 425 exploitations agricoles engagées en bio, soit 4,7 % des exploitations françaises [3]. Ces surfaces représentaient, fin 2012, plus de 3,8 % de la surface agricole, contre 3,5 % en 2011 et 2 % en 2007. Là encore, les progrès enregistrés ne sauraient masquer le caractère très minoritaire de ces nouvelles pratiques.

Il n’empêche que tous ces défricheurs ont un impact croissant dans l’opinion. Ils entrent en résonance avec une sensibilité de plus en plus partagée, que l’on a pu rassembler derrière le vocable de « créatifs culturels ». Privilégiant la coopération sur la compétition, l’être sur le paraître, la connaissance de soi sur la domination des autres, ceux-ci représenteraient quelque 17 % de la population française selon une enquête publiée en 2006 [4].

Le champ de notre enquête est ainsi très vaste. Il y a un monde entre des « décroissants » qui vivent dans la « simplicité volontaire » et des entrepreneurs qui investissent leur énergie dans le collectif d’une coopérative. Les résidents des écovillages ne se confondent pas avec ceux qui sont engagés dans l’économie solidaire. L’habitat partagé est un univers bien différent de celui de l’agriculture biologique. Les écoles alternatives ne sont pas de même nature que le « travail sur soi » auquel s’attachent de plus en plus de personnes, ce qui les amène parfois à rompre avec les conditionnements ambiants. En caricaturant, on pourrait dire que ce livre balaie un large éventail qui va des « marginaux » soucieux d’agir positivement aux « bobos » qui s’efforcent, autant que faire se peut, de mettre leurs actes en cohérence avec leurs idées.

Il serait inconvenant de mettre tout ce monde dans le même sac. Les démarches de ces défricheurs sont éminemment diverses. Les clivages entre radicaux et modérés qui traversent cette mouvance font écho au vieux débat entre révolutionnaires et réformistes du mouvement ouvrier, même si les termes en sont posés, on le verra, très différemment. Pour autant, il est frappant de constater que ces personnes, aussi dissemblables soient-elles, convergent vers des visions du monde relativement proches. Elles ont en commun de rejeter, même si c’est à des degrés divers, un système oppressant et manipulateur. Et d’explorer, de manière pragmatique, d’autres modes de vie, de nouvelles manières de travailler.

L’écologie, entendue comme courant philosophique et non comme identité politique, est le cadre de pensée principal de cette mouvance. La figure de Pierre Rabhi, philosophe et promoteur infatigable de l’agroécologie, est la référence commune de la majorité de ceux que j’ai rencontrés. Ceux qui s’attachent à changer concrètement la société aujourd’hui sont d’abord des « écologistes », des personnes soucieuses de la préservation de la planète et du vivant. Encore s’agit-il là d’une écologie à coloration très sociale : la plupart des personnes que j’ai visitées sont indissociablement motivées par le respect de la nature et par la qualité des liens humains. C’est ce qui explique les rapports noués entre réalisations écologiques et économie sociale. La caricature du « bobo écolo », privilégié, égoïste et indifférent à la misère, est étrangère au champ de cette enquête.

Les défricheurs sont encore mus par un puissant désir d’autonomie. Ils veulent que leurs réalisations échappent, autant qu’il est possible, aux lourdes contraintes imposées par les structures économiques et sociales, même si le concours de la puissance publique, notamment des collectivités locales, est parfois sollicité. L’aspiration à reprendre le contrôle de son existence est ici centrale. Poussée à un certain stade, cette caractéristique peut se traduire par un deuxième type de référence idéologique, cette fois proche de l’autogestion ou de l’anarchie. Les secteurs les plus radicaux sont attirés par ces anciens courants d’idées qui pourraient bien retrouver une nouvelle jeunesse. Mais, là encore, le purisme idéologique est loin d’obséder nos défricheurs. Ils naviguent sans difficultés apparentes entre des références hétéroclites en privilégiant avant tout le faire sur le dire.

Enquête de terrain

L’idée de ce livre est née d’un de mes précédents ouvrages. Au cours de mon exploration, au petit bonheur la chance, de la société française dans Voyages en France [5], j’avais été surpris de constater qu’un nombre important de gens vivaient en rupture avec les valeurs dominantes. J’avais également été frappé par la vitalité de cette nouvelle marginalité. Celle-ci ne rassemble pas seulement des « blessés de la vie ». Elle est aussi et surtout vécue par des personnes qui font des choix de vie courageux. Certaines épreuves de l’existence peuvent certes conduire à des reconversions professionnelles et à des changements de vie radicaux. Mais il émane souvent de ces milieux « alternatifs » une espérance et une joie qui m’ont donné l’envie de les explorer dans un nouvel ouvrage.

Reprenant mon bâton de pèlerin [6], j’ai procédé à une enquête de terrain s’étalant sur une période allant d’octobre 2012 à avril 2014 [7]. Je me suis rendu dans une dizaine de régions, de la Bretagne à la Provence en passant par Rhône-Alpes ou l’Aquitaine sans oublier la région parisienne où je réside. Innombrables sont les initiatives qui étaient susceptibles de m’intéresser tant les réalisations remarquables fourmillent sur le territoire. Mais il était hors de question de prétendre toutes les visiter. J’ai ainsi choisi, pour des raisons autant écologiques que financières, de me limiter aux régions dans lesquelles celles-ci étaient les plus nombreuses. Car ces défricheurs sont assez inégalement répartis sur le territoire. Les alternatives diverses et variées sont incomparablement plus répandues dans le sud que dans le nord du pays. Certains départements sont très riches en la matière, comme l’Ardèche, la Drôme, la Loire-Atlantique ou encore le Gers, pour ne citer que certains de ceux que j’ai visités. Inversement, ce type de réalisations est plus rare dans le nord-est de la France et j’ai dû faire, à regret, l’impasse sur ces régions.

Au total, j’ai rencontré quelque cent cinquante personnes. Si mon enquête ne prétend assurément pas à une quelconque exhaustivité, elle permet sans doute de brosser un portrait assez fidèle de cette mouvance dans sa diversité. Ces entretiens ont généralement duré longtemps, l’heure étant le format minimal. C’est que je cherchais, à la fois, à comprendre l’itinéraire de mes interlocuteurs, leurs motivations, tout en recueillant leurs réflexions sur le sens qu’ils attribuaient à leurs expériences.

Ces entretiens se sont, la plupart du temps, déroulés dans un très agréable climat de confiance, pour ne pas parler de convivialité. Bien sûr, il a souvent fallu abattre d’abord quelques préventions. Ces défricheurs se méfient énormément des médias, assimilés à un système politique qu’ils réprouvent. De ce point de vue, ma qualité de journaliste politique a plutôt constitué un handicap. Qui plus est, je ne leur ai pas caché que mon intérêt réel pour ces démarches ne m’empêchait pas d’être étranger à leur univers. Ma culture politique d’origine n’est pas celle de l’écologie et mon mode de vie personnel n’a pas grand-chose d’alternatif.

Au final, cette extériorité ne m’a pas autant desservi que j’aurais pu le craindre. Je n’ai pas eu à forcer ma nature pour manifester de l’empathie à l’endroit de ces idéalistes de notre temps. J’ai eu le loisir d’admirer sincèrement la cohérence qu’ils parviennent à assurer entre leurs paroles et leurs actes. Voilà qui change de tous les discours moralisateurs et hypocrites qui saturent l’espace politique et médiatique. Et quel plaisir de rencontrer des personnes positives, enthousiastes malgré des conditions de vie souvent spartiates ! Ce nouveau voyage m’a heureusement conduit aux antipodes du cynisme et de l’aigreur que l’on trouve trop souvent dans les milieux de la petite bourgeoisie intellectuelle parisienne.

Un mouvement invisible

Au total, le nombre de réalisations originales se revendiquant de l’expérimentation sociale ou écologique est impressionnant. Comment expliquer que cette espèce de mouvement social potentiel demeure invisible ? Cette France qui vit autrement, innove dans le vrai sens du terme, explore les voies de ce que pourrait être la société de demain, n’apparaît que très peu dans les médias ou sur la scène publique. Plusieurs magazines de qualité rendent certes compte avec intelligence de cette mouvance [8]. Mais ils s’adressent surtout à un public déjà engagé dans ces démarches. Les grands médias, de leur côté, se contentent, la plupart du temps, d’une approche folklorique ou pointilliste de cette autre France. Ils présenteront les gens qui vivent dans des yourtes comme de nouveaux Indiens, à la fois fort sympathiques et un peu dérangés. Ils seront plus attentifs aux nouveaux modes de consommation, dits collaboratifs, et aux diverses recettes promettant un « développement personnel » qu’à la portée proprement subversive des choix de vie alternatifs. Le sens profondément politique de toutes ces expérimentations leur échappe généralement.


Encore les médias sont-ils loin d’être les seuls responsables de ce manque de visibilité des défricheurs. L’extrême diversité de cette mouvance ne favorise pas sa perception globale. Pour convergentes qu’elles puissent être, ces expériences demeurent en effet terriblement émiettées : chacun expérimente et innove dans son coin. En dépit des facilités offertes par Internet, la mise en réseau de toutes ces initiatives reste très balbutiante. Le mouvement Colibris, inspiré par les idées de Pierre Rabhi, s’y efforce et son site rassemble utilement un grand nombre d’expériences à travers la France [9]. J’ai eu recours à cette recension pour mes enquêtes, tout en constatant avec surprise que beaucoup de personnes ainsi rencontrées ignoraient que d’autres « colibris » œuvraient à quelques kilomètres de chez elles… Fort occupés, celles et ceux qui changent leur vie sont parfois tentés de ne point trop se préoccuper du vaste monde. Ils privilégient l’implantation sur leur territoire. Ce localisme les expose à vivre dans leur propre univers et à négliger la communication avec l’extérieur. 

Cette tendance est favorisée par une méfiance, bien compréhensible, à l’égard des médias assimilés à un système rejeté. La France « alter » n’est pas en quête de publicité. Elle ne communie pas dans cette religion contemporaine de la communication dévotement pratiquée par les manipulateurs de tous poils. À l’extrême, elle s’en tient à la maxime : pour vivre heureux, vivons cachés. C’est pourquoi j’ai parfois dû déployer pas mal d’efforts pour convaincre certains défricheurs de témoigner de ce qu’ils faisaient et de ce qu’ils pensaient.

Cet ouvrage est composé de trois parties. La première explore la galaxie des expérimentateurs : des « nouveaux dissidents », qui vivent en rupture avec la société, aux « alterentrepreneurs », qui innovent avec réalisme, le lecteur fera connaissance avec une belle variété d’itinéraires réjouissants. La deuxième partie présente le bouquet des innovations : elle rend compte de toute une série de réalisations dans divers domaines, qu’il s’agisse de l’agriculture, de la solidarité, de l’habitation, de l’éducation ou encore de l’entreprise. La troisième partie s’interroge enfin sur le sens de l’utopie concrète dessinée par ces initiatives. Quelle postmodernité est susceptible de remplacer un modèle productiviste à bout de souffle ? Le changement social est-il possible par la multiplication et l’essaimage d’îlots alternatifs ? On le verra, la réponse à toutes ces questions est loin d’être simple.
 

Eric Dupin (c) La Découverte Septembre 2014


[1]. Données du Mouvement interrégional des AMAP (MIRAMAP).
[2]. Statistiques de la Confédération générale des Scop.
[3]. AGENCE FRANÇAISE POUR LE DÉVELOPPEMENT ET LA PROMOTION DE L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE, « La Bio en France au 31 décembre 2012 », <ur1.ca/heotn>.
[4]. ASSOCIATION POUR LA BIODIVERSITÉ CULTURELLE, Les Créatifs culturels en France, Yves Michel, Gap, 2006.
[5]. Éric DUPIN, Voyages en France, Seuil, Paris, 2011.
[6]. J’avais également tenté de rendre compte de la campagne présidentielle de 2012 en enquêtant auprès des Français dans La Victoire empoisonnée, Seuil, Paris, 2012.
[7]. Les témoignages recueillis dans ce livre décrivent les lieux et les faits tels qu’ils étaient au moment de ma visite. C’est pourquoi j’ai indiqué à chaque fois, en note, la date de celle-ci.
[8]. Citons notamment L’Âge de faireKaizenPasserelle ÉcoSilence.
[9] http://www.colibris-lemouvement.org.




Conclusion (extraits) :

... Les défricheurs n’ont pas conscience de leur force. Ils se vivent généralement comme des gens en marge de la société, sans se rendre compte de leur nombre ni de leur influence potentielle. Ces innovateurs sous-estiment fréquemment l’impact qu’ils pourraient avoir si leurs réalisations étaient mieux connues. Dans le contexte chaotique de crise interminable, avec son lot de frustrations et de stress, l’idée que l’on puisse vivre plus sainement, plus tranquillement, est dotée d’un fort potentiel de séduction.
Une fraction notable de la jeunesse hésite à se plier aux règles d’un système aliénant et s’interroge sérieusement sur l’opportunité d’y échapper, même au prix de sacrifices financiers. De nombreux salariés, mal à l’aise dans un travail en dissonance avec leurs propres valeurs, sont prêts à une reconversion professionnelle qui leur ferait retrouver une cohérence de vie. Nombre de défricheurs que j’ai rencontrés ont rompu avec une vie sociale antérieure matériellement plus confortable mais moralement moins épanouissante. (...)

 

Une nouvelle élite
 

Comment caractériser sociologiquement cette mouvance? La question n’est pas sans intérêt eu égard aux potentialités de changement social ouvertes par ces initiatives. Il ne fait pas de doute que ces défricheurs ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la société française. (...) Le cœur de cette population tourne autour de ce que l’on appelait autrefois la petite bourgeoisie intellectuelle. On trouve peu de personnes issues de la grande bourgeoisie et encore moins des classes populaires d’origine immigrée.
 

Soyons toutefois très attentifs à ne pas verser dans la caricature si souvent peinte des «bobos». Sous ce vocable, devenu une injure trop commode, on amalgame des positions sociales et des attitudes idéologiques extrêmement diverses. Les «bourgeois bohèmes», friqués et snobs, dénoncés par la chanson de Renaud de 2006, ne sont pas du tout ceux que j’ai croisés au cours de ce voyage. Il faudrait plutôt parler de «petits bobos», de personnes dotées d’un bon niveau culturel, mais de faibles ressources économiques. Surtout, les défricheurs se caractérisent par la cohérence entre leurs paroles et leurs actes, alors que les «bobos» honnis manifestent une coupable hypocrisie, laissant s’installer une dangereuse distance entre leurs bons sentiments et leurs pratiques sociales (...)
 

A vrai dire, la cohorte des défricheurs appartient à une certaine élite au sens propre du terme. Elle ne brille pas par sa supériorité en termes d’argent ou de pouvoir, mais peut se revendiquer d’appartenir au groupe des «meilleurs» du point de vue de l’éthique sociale et écologique. Le «mouvement convivialiste» dont parle Patrick Viveret est composé de ceux qui ont compris que la «joie» est un «sentiment beaucoup plus profond que le plaisir». La première, «à la jonction d’un chemin personnel et d’une transformation sociétale», apporte plénitude et apaisement, tandis que le second, exigeant toujours plus d’excitations, est générateur de frustrations sans cesse renouvelées. Encore faut-il reconnaître qu’atteindre une telle sagesse n’est pas si facile. Cela suppose d’avoir décidé d’opérer un travail exigeant sur soi et de l’avoir mené à bien. C’est en ce sens que cette mouvance peut être qualifiée d’élitiste (...)
 

Demain, deux mondes parallèles ?
 

Le profil particulier des défricheurs rend peu réaliste, à partir d’un certain niveau, la stratégie de l’essaimage. La multiplication des initiatives sociales ou écologiques a certes d’indéniables vertus d’exemplarité. Il est très probable que ce processus se développe dans les années à venir. La minorité agissante pour le bien de la planète et une meilleure sociabilité va vraisemblablement grossir dans des proportions non négligeables. Son pragmatisme lui offrira des succès qui feront boule de neige. Avec un peu d’optimisme, on peut même imaginer que, dans une ou deux décennies, un quart de la population française vivra selon ces modes de vie.
 

Mais n’atteindrons-nous pas un seuil à partir duquel cette avant-garde écolo-sociale cessera de croître ? Ses caractéristiques sociales et culturelles peuvent, à un certain moment, freiner son élargissement. Les phénomènes d’imitation et d’exemplarité ne peuvent jouer qu’à certaines conditions de proximité, tant sociale que géographique. Or des pans entiers de la société française n’ont aucun point de contact avec les défricheurs.
La question de la masse critique à partir de laquelle c’est la société tout entière qui bascule dans un autre paradigme reste ainsi posée. Il ne faut pas sous-estimer les résistances multiples qui s’opposeront à un changement de ce type. Le capitalisme financiarisé et mondialisé ira certes de crise en crise, mais ceux qui parient sur son écroulement automatique font preuve d’une belle candeur.
 

L’histoire l’a amplement prouvé, ce système d’exploitation et d’aliénation a mille tours dans son sac. Expert dans l’art de déplacer ses contradictions, il saura se défendre et rebondir de bien des manières. Trop de privilèges et d’intérêts sont en jeu. Un vrai changement social et écologique passe obligatoirement par un combat politique dont la dimension culturelle est essentielle. Or, sur ce plan, la bataille est à peine engagée. Le modèle consumériste continue de séduire le plus grand nombre. Sa contestation n’est portée que par des forces très marginales. En appeler simplement au changement personnel risque de ne pas être très efficace. Celui-ci présuppose une prise de conscience problématique dans beaucoup de milieux sociaux, des classes favorisées aux classes populaires. Et il y a un monde entre la compréhension intellectuelle de l’opportunité de changer ses comportements et la mise en pratique de ces idées. (...)
 

Tout cela dessine le scénario de deux mondes parallèles qui coexisteraient dans le futur. Vivant sainement, une minorité très substantielle aurait rompu avec le système productiviste et consumériste. Mais la majorité de la population demeurerait soumise à ses contraintes. La perspective de voir s’installer deux mondes aux valeurs antagonistes est très inquiétante. D’aucuns rétorqueront peut-être qu’elle permettrait au moins à ceux qui optent pour une «vie saine» de choisir une «société» en phase avec leurs valeurs.
 

Mais une telle dualité laisserait la question écologique entière. Il n’existe qu’une planète et la minorité vertueuse subirait forcément les conséquences de l’activité d’une majorité de pollueurs. Le problème est également de nature sociale: comment se satisfaire d’une situation qui laisserait la majorité de la population aux prises avec l’exploitation, l’aliénation et tous les empoisonnements qui les accompagnent ?
 

Radicalité et pragmatisme
 

(...) Il faut ici s’interroger sur le sens du mot «transition» si souvent employé dans cette mouvance. (...) Encore faut-il s’entendre sur le type de « transition » qui nous ferait passer d’un capitalisme gouverné par la finance à une écologie sociale. S’agit-il d’un processus régulier, presque naturel, de conversion des individus? (...) L’oubli de la transformation sociale», avec la dimension politique et collective qui s’y attache, préparerait sans doute d’amères déconvenues.
 

La « transition citoyenne » n’ira pas sans heurts, sans ruptures, sans batailles ni contradictions. Ses acteurs n’échapperont pas non plus à la vieille dialectique opposant radicalité et pragmatisme. Le choix de la rupture avec les logiques dominantes est poussé au plus loin par les partisans de la décroissance. Il est partagé par les nouveaux dissidents que nous avons rencontrés et qui, par définition, ne peuvent être très nombreux. Ces radicaux sont parfois tentés de verser dans un certain catastrophisme. Ils parient alors sur l’écroulement du système sous les coups de boutoir combinés des crises économique et écologique.
 

Un calcul éminemment dangereux : l’expérience historique montre plutôt que les catastrophes ont des effets régressifs sur les sociétés humaines. Elles nourrissent des peurs et des égoïsmes qui pavent la voie de régimes autoritaires. Si ces circonstances dramatiques devaient advenir, on imagine plus aisément l’avènement d’une dictature technocratique prétendant agir au nom de l’écologie que l’épanouissement d’un modèle novateur d’écosocialisme.
 

Le versant pragmatique de la «transition» est menacé d’une tout autre manière, celle de voir le changement désiré finir par être digéré par le capitalisme lui-même. « Les alternatives sont en train d’être récupérées », mettait en garde Pierre Rabhi à Cluny. Cet hommage du vice à la vertu – seule preuve empirique de la supériorité de la seconde sur le premier – peut être salué comme tel. Mais ces récupérations, dont le « capitalisme vert » offre des illustrations chaque jour plus nombreuses, sont surtout génératrices d’illusions. Elles font croire que le salut écologique passera simplement par le progrès technologique, nous épargnant de complexes et rigoureux arbitrages. (...)
 

Vers un mouvement convivialiste
 

L’idéal serait, bien sûr, de combiner visée radicale et méthode pragmatique. «Un autre monde existe, il est dans celui-ci»: cette citation de Paul Eluard est particulièrement prisée des défricheurs. «Changeons la vie ici et maintenant», proclamait l’hymne du Parti socialiste de 1977. Le moins qu’on puisse dire est que ce parti n’est plus guère animé par ce genre d’ambition. Cette volonté de changement concret devrait toutefois s’inscrire dans une perspective globale. Articuler transformation personnelle et transformation sociale est une condition majeure d’une «transition» de l’ensemble de la société.
 

Un jour viendra sans doute où le fourmillement d’initiatives et d’innovations sociales et écologiques se forgera un vecteur politique. Cela prendra du temps à en juger par le rejet de la vie publique autre que locale qui caractérise généralement nos défricheurs. (...) En attendant, les gauches françaises, en crise profonde, seraient bien inspirées d’être un peu plus attentives à ce qui bouge de ce côté de la société. Même si ses élus locaux épaulent parfois de telles initiatives, le PS reste largement indifférent à ces mouvements. Les écologistes eux-mêmes, on l’a vu, n’ont pas réussi à irriguer leur parti de ces dynamismes et de ces enthousiasmes. Du côté de la gauche radicale, la thématique porteuse de l’écosocialisme est contrebalancée par des réflexes militants à l’ancienne qui font la part trop belle au manichéisme et à la désespérance.
 

Modérée ou radicale, la gauche française devra enfin rompre avec la vulgate naïvement « progressiste » qu’elle a héritée du marxisme. Prier pour le « retour de la croissance » ou rêver à la société idéale deviendront des attitudes de moins en moins crédibles. Parfois excessifs, les défricheurs sont loin d’avoir raison en tous points. Les pistes variées qu’ils ouvrent n’en restent pas moins fécondes pour qui cherche à s’orienter dans la jungle du troisième millénaire.
 

Eric Dupin (c) La Découverte Septembre 2014