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REFLETS DANS UN ŒIL D'OR





Adolescent, il lui arrivait de s'enfermer des heures au grenier de la ferme familiale, à Villefranche-sur-
Saône.
"Je n'aimais pas voir beaucoup de gens." L'aveu figure dans Les Années déclic, l'autobiographie hésitante et sincère de Raymond Depardon, aujourd'hui disponible en VOD, qui résonne comme une inlassable méditation sur la faiblesse, l'oubli et la captivité.

 

Raymond Depardon

Il y a du Truffaut dans le récit de ses premières armes, cette volonté farouche d'échapper à un destin tracé, son impatience d'apprenti opticien et ses débuts précoces, un Rolleiflex en bandoulière. A 15 ans et demi, certif en poche et trois vues de sa basse-cour en guise de press-book, Raymond grimpe à Paris chez le seul journaliste qui ait daigné répondre à ses courriers. Contre toute attente, Louis Foucherand offre un poste d'assistant au petit paysan tremblant et incrédule. Il faut savoir la modestie de ses origines pour comprendre la position qui demeurera toujours la sienne : le côté des humbles, ceux qu'on regarde de haut ou de loin, ceux qu'on ne regarde même pas, ceux qu'on enferme. En attendant, il sillonne les inaugurations ringardes que les grands photographes refusent de couvrir et le dimanche, sur les stades de banlieue, shoote tout ce qu'il peut pour les beaux yeux de Miroir Sprint. Françoise Arnoul, en 1959, lui vaut sa première couverture : le voici recruté par l'agence Dalmas.

Ne pas essayer de séduire

A 18 ans, il accompagne une expédition en Algérie et rencontre le désert. Derrière une caméra, il part au Venezuela, « un pays riche peuplé de gens pauvres », déjà. Hubert Henrotte, en 1966, lui propose de créer une agence indépendante, Gamma. Pour Depardon, qui a fini par se faire un nom, ce sont des années grisantes autant que militantes, de Saïgon au Biafra, de Prague à Jérusalem. Au Tibesti, en janvier 1970, a lieu la deuxième grande rencontre de sa vie : en lutte contre l'armée tchadienne, les révolutionnaires toubou, ces hommes qui « rachètent une liberté extrême par un isolement presque complet », éveillent en lui, par leur pudeur et leur fragilité, un respect, une émotion quasi métaphysique que traduisent ses images. Il y reviendra. Mais dans le même temps son ami Gilles Caron, cofondateur de Gamma, a disparu au Cambodge. L'événement le bouleverse ; il abandonne les grands espaces et se replie sur la photo de charme avant de suivre Valéry Giscard d'Estaing au fil de sa campagne présidentielle (1974) - un film resté longtemps inédit, l'homme de Chamalières s'opposant à sa sortie.

Tchad. Faya. 1978









L'année suivante c'est le retour au Tchad, sur les pas de Françoise Claustre, otage des Toubou. La diffusion de leur conversation émeut la France entière (l'affaire inspirera en 1989 La Captive du désert, avec Sandrine Bonnaire). A Villefranche son père est mort, loin de cette Afrique d'où Raymond, fidèle et distant, n'oubliait jamais de poster une carte à destination de la vieille ferme. Un père dont il dit s'être aperçu trop tard qu'il était « aussi intéressant qu'un Goukouni Weddeye », chef toubou. Dès lors, ses films vont retrouver la réalité du coin de la rue, aux lieux-dits des Urgences, des Faits divers et des Délits flagrants, là où son amour du monde, sa quête de vérité des êtres et des situations n'ont pas besoin d'exotisme pour s'exprimer - quoiqu'en Afrique, où il retournera en 1996, son regard sur l'autre fût toujours préservé de la curiosité touristique et de la forfanterie journalistique. Il partage trop la souffrance nue pour penser à la mettre en scène. Au temps des montages racoleurs et des caméras hystériques, son goût des plans-séquences plaide pour l'authenticité : il est tout le contraire d'un tricheur, avec ce que cette inclination recèle de solitude et de désillusions. « Quand je voyage je suis comme un enfant. Ne pas essayer de séduire. A Paris ils n'ont pas compris. » Dérobés à l'un de ses films, ces quelques mots en disent long.

 
Responsabilité première

De Soweto à Saint-Lazare, si les douleurs l'intéressent pour ce qu'elles révèlent de vérité, leur contemplation n'est donc jamais complaisante, elle offre l'occasion, la lenteur indispensables à leur parfaite appréhension. C'est un effort, parfois, qui oblige, si l'on veut accompagner le voyageur dans son cheminement, à se réapproprier une patience, une attention oubliées de longue date, foulées au pied par les critères du divertissement contemporains. Le travail de Depardon en appelle à cette responsabilité première, rien de moins que l'hospitalité : s'habituer au rythme de l'autre, c'est déjà l'accueillir. Et se mettre à son écoute n'impose pas de ravir son mystère. Il n'y a rien à dévoiler, rien à voler. Juste à recevoir, et si possible à restituer, non sans scrupules, avec cette espèce de doute, de remords quand on a voyagé et qu'on se retourne sur son itinéraire, peur d'avoir mal regardé, pas vu ce qu'on aurait dû voir et peut-être appuyé trop fort dans le sable des semelles blanches et ignorantes. Souillée, menacée, oubliée ou défendue, la dignité demeure au centre de cette œuvre documentaire unique. A l'heure des massacres de masse, ordinaires et désincarnés, ce souci de l'humain dans ce qu'il a d'irremplaçable est aussi réconfortant qu'anachronique. C.F.

Article paru le 17 janvier 1998 dans Le Nouvel Observateur