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ORAGES MECANIQUES


Chef-d'oeuvre absolu ou monstruosité,
 Crash a suscité à sa sortie de violentes discussions. Il faut cependant découvrir cette oeuvre inclassable qui n'a peut-être plus grand-chose de commun avec le cinéma tel qu'on le consomme aujourd'hui, mais en dit long sur notre époque mutante.
"Un événement plus fécondateur que destructeur"




C'est un couple moderne, c'est-à-dire qu'ils ne vont pas très bien. Blonde et spectrale dans la lumière froide d'un hangar, elle est penchée sur un avion, la chair nue plaquée contre la carlingue, et tourne le dos à son amant. Il lui raconte sa dernière expérience. Elle est curieuse. "Did she come ? [Est-ce qu'elle a joui ?]" "Nous avons été interrompus. La prochaine fois, peut-être…" Peut-être. Parce que c'est toujours la prochaine fois, les scènes de sexe vont se répéter, éperdues, lancinantes, inachevées, comme pour marquer les limites d'un corps surexploité, la vanité d'une attente condamnée à la désillusion puisque rien ne peut plus arriver. Et puis, alternant avec les coïts, mieux : les accompagnant et bientôt s'y substituant, des accidents. Carambolages, dislocations, tôles fracassées, filmés à vitesse réelle sans complaisance ni provocation. Pas de ralenti esthétisant, juste l'instantanéité sidérante des chocs additionnés. De quoi choquer. Ce qui n'a pas manqué, à la sortie de ce Crash moins violent pourtant que la plus anodine des virées tarantiniennes - et néanmoins légitimement éprouvant pour qui vécut jamais pareil traumatisme. Les spectateurs les plus sereins ont pu être désorientés par le regard clinique, entomologique, de David Cronenberg sur ses personnages et sur leur désir mutant.

Vers l'homme nouveau

Cinéaste du dérèglement et de la métamorphose (La Mouche
Faux-Semblants, Chromosome 3), le Canadien, en adaptant le roman visionnaire de J.G. Ballard, ne nous offre pas tant un film, un récit, qu'un poème blafard, une forme d'étrange documentaire qui détaille dans quel état les systèmes de communication de masse, la technologie triomphante et un demi-siècle d'une incomparable prospérité ont abandonné le sentiment. Crash dresse le portrait d'une civilisation qui commence à douter de sa propre arrogance et cherche la fragilité, la blessure, la lenteur claudicante comme autant d'occasions de transcendance. Une histoire d'individus en transit qui contemplent fascinés, avant de les rejoindre, la prolifération de leurs semblables identifiés à leur enveloppe métallique, lâchés au coeur des grands réseaux autoroutiers, leur course aveugle et sans objet. L'"homme nouveau" ici désigné n'est pas encore l'homme numérique cher aux prophètes de la technoscience, il en prend seulement le chemin, explorant notre destin commun dans un double mouvement de rapetissement (insecte en devenir) et d'extension : mobile-homme, homme-roulant qui crisse, vrombit, dérape et se désagrège, qu'on répare et dont on change les organes aussi sûrement qu'un disque d'embrayage.
 
La mécanique humaine tourne à vide

La voiture, prolongement fortement sexualisé du corps humain, est l'instrument naturel de cette transformation - avant que le cybersexe et ses combinaisons à capteurs ne vulgarisent étreintes virtuelles et orgasmes transatlantiques. "Nous nous réinventons sans cesse. Qui sait ce que demain nous serons ? Nous ne sommes pas, nous devenons. Chaque homme est un processus de métamorphose continuelle, chaque homme a le désir souterrain d'échapper à l'humain ou du moins d'inventer une autre forme d'humanité", expliquait Cronenberg au Nouvel Observateur il y a cinq ans. Le "remodelage du corps humain par la technologie moderne" annoncé par le personnage de Vaughan (Elias Koteas), ange ténébreux, spécialiste de la régulation du trafic, Charon mélancolique dont la barque a les lignes asexuées d'une vieille Lincoln, n'est plus une chimère. Déjà, l'accouplement de James Spader avec Rosanna Arquette, la grande blessée, pauvre boiteuse customisée, harnachée, enserrée par un carcan comique et terrifiant, tient plus de la révision des 100 000 que du Kama-sutra ; mais dans les galeries glacées de la "fin de l'Histoire", la mécanique humaine tourne à vide, s'épuise en autoallumage, son énergie s'écoule incontinente d'un partenaire à l'autre et bientôt sans partenaire : on le prend par-derrière comme on culbute son véhicule, pour éviter de le regarder en face et d'y lire le mensonge ; ce plaisir-là ne peut être qu'onaniste, inassouvi, la volupté fantasmée n'est pas l'amour, elle s'y oppose. Alors, le souffle court, on se visionne des "crash-tests" scandinaves comme on se passait les pornos suédois au début des sixties. Entre hommes, on se lèche les plaies et pour sortir du cul-de-sac, s'extraire de la fourmilière, on part en quête de nouveaux stimuli. Vaughan, qui ne sait plus trop comment on fait l'amour (il est trop rapide, trop brutal, seule sa main se souvient), a son idée de l'évasion : une brusque accélération, un coup de volant, et, suspendant son cours morose, la vraie vie se révélera (se réveillera) dans sa douloureuse réalité. 

Revanche de la matière

La nostalgie du fer

"L'accident de voiture est un événement plus fécondateur que destructeur. Une libération d'énergie sexuelle concentrant la sexualité de ceux qui sont morts avec une intensité impossible sous toute autre forme." Ici les victimes qu'on désincarcère ont comme un air de regret, à mesure qu'on les tire de leur songe symbiotique. "Après le matraquage incessant de la sécurité routière, c'est presque un soulagement de se trouver mêlé à un accident réel", avoue James sur le lit d'hôpital de l'aéroport où il a échoué. "Cette salle est réservée aux victimes des crashes. On leur garde les lits", murmure Catherine (Deborah Unger), frémissante, qui apprend à piloter pour mieux s'écraser, le jour venu. Rêve de passage, d'éjection initiatique, d'envol à la Bachelard, poursuite d'une illumination qui ne veut jamais venir ("Did you come ?").
 
Crash est une oeuvre captivante parce qu'elle reflète une nostalgie vertigineuse et profondément contemporaine, le souvenir oublié du morceau de métal qui pénètre la chair et répond en un instant à toutes les questions de l'homme livré à lui-même. Cette nostalgie porte évidemment en elle les germes d'un retour à la barbarie (dont témoignent l'usage jubilatoire des armes blanches dans le conflit yougoslave et chez nous la respectabilité acquise du sadomasochisme, suprême négation d'autrui); mais elle intègre aussi les éléments d'une résistance à la souveraineté de l'immatériel, à ce monde immaculé sans frontières ni distances où le prochain inquiète et répugne quand le lointain est idéalisé, ami-amant inoffensif, concitoyen de la bienheureuse connexion planétaire.
 
Les héros de Cronenberg aspirent à l'incarnation d'une façon certes hallucinée, spasmophile, aux marges de l'aliénation, et cependant ils expriment la revanche de la matière tout autant qu'un sursaut de l'humain. "L'infini qui est dans l'homme est à la merci d'un petit morceau de fer. Impossible de manier ce morceau de fer sans réduire brusquement l'infini à un point de la pointe […], au prix d'une douleur déchirante. L'être tout entier est atteint un moment ; il n'y reste aucune place pour Dieu, même chez le Christ, où la pensée de Dieu n'est plus du moins que celle d'une privation. Il faut arriver jusque-là pour qu'il y ait incarnation. […] Il n'y a plus, après cela, que la résurrection. Pour aller jusque-là, il faut le contact froid du fer nu (1)."   Cyril Frey

 (1) Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce (Plon, 1948)



 













L'oeil de J.G. Ballard

Considéré comme un des maîtres de la science-fiction contemporaine, J.G. Ballard est cet Anglais tranquille à qui l'on doit, entre autres, Le monde englouti, La foire aux atrocités et Empire du soleil (adapté au cinéma par Spielberg). Crash est paru en 1973. De spéculative, son exploration d'un âge de la technologie souveraine a glissé sans le vouloir vers un froid réalisme. "Le travail du romancier est d'inventer la réalité", commentait-il dans sa préface. Il ajoutait, en 1985 : "Les obsessions qui sous-tendent ce roman sont sans doute les plus fortes de toutes celles qui parcourent mon oeuvre. C'est la métaphore extrême d'une profonde émotion, d'une tentative désespérée pour trouver une issue à une crise intime."
Le film de Cronenberg l'a enthousiasmé, ainsi qu'il le confia l'an dernier aux
Cahiers du cinéma. "La passion sexuelle, chez beaucoup de gens, se développe à un niveau intellectuel plutôt que physique. La froideur dont on a parlé est inscrite dans le sujet même du roman. Mais les émotions des personnages sont toujours très fortes, leur tendresse aussi. Cronenberg décrit son film comme une histoire d'amour et je partage son point de vue ! C'est un film magnifique, comme je n'en ai jamais vu, qui dépasse totalement le niveau narratif, un film obsessionnel et en même temps très contenu. Les films hollywoodiens sont bien plus violents que Crash. […] Comme moi, Cronenberg est profondément optimiste. Mes personnages acceptent le risque d'une mort violente, ce qui paraît absurde, mais ils l'assument comme Cortés, comme un conquistador qui sent l'océan derrière des montagnes."

 
Dislocation(s)

 L'accident de la route, métaphore du krach planétaire... Du crash au krach, il n'y a qu'une différence de vitesse et de réseaux, on reste dans l'erreur de "navigation". Dislocation et délocalisation, en latin, sont un seul et même mot. "L'accident est révélateur et prophétique, écrivait Paul Virilio, en 1995, dans Le Magazine littéraire. Inventer un objet technique, c'est inaugurer un accident spécifique. Les nouvelles technologies du réseau, Internet et autres […], portent un accident spécifique. Il n'est pas repéré parce qu'il n'y a pas de morts, parce qu'on ne voit pas de tôle froissée, de corps déchiquetés ; mais il y a le chômage, l'espionnage. […] Le chômage de masse est (d'une certaine façon) une forme de l'accident des télécom."




Article paru le 1er novembre 1997 dans Le Nouvel Observateur