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RIEN A VOIR AVEC L'ISLAM ?

Pierre Jourde

Après le "ni antisémistisme, ni islamophobie", deuxième motif d’énervement après-attentat, toujours sur le mode des expressions obligées qui permettent utilement de ne pas regarder de trop près des réalités désagréables, le fameux : "ces terroristes n’ont rien à voir avec l’islam". Rien à voir, absolument rien. D’accord. L’idée, en gros, c’est qu’il y a d’un côté une poignée de dévoyés fanatiques qui ne connaissent rien à rien à la religion musulmane, de l’autre la grande masse des musulmans, pacifiques, démocratiques, favorables à la liberté d’expression, et tout ça.

 

Nigeria - Lycéennes enlevées par Boko Haram


















En même temps, dit comme ça, vous avouerez que ça fait bizarre.

Je suis le premier à défendre l’idée, difficilement contestable d’ailleurs, que la grande majorité des musulmans français aspirent à vivre en paix et se reconnaissent dans le système démocratique.
Mais "rien à voir avec l’islam", c’est un peu gros, et quand on y regarde de près, ça pose tout de même quelques questions.
D’abord cela concerne des gens qui ont fait leur profession de foi musulmane, ont tué au nom d’Allah. Qui peut se permettre de les exclure d’office de la religion, sans autre forme de procès ?  
Et puis, si on va par là, ça va nous faire pas mal de monde dont on peut se demander où on les met : à voir avec l’islam, ou rien à voir ?

Khaled Kelkal : rien à voir avec l’islam ?
Les avions explosés en vol ou pris en otage : rien à voir avec l'islam ? 
Les talibans : rien à voir avec l’islam ?
Le GIA : rien à voir avec l’islam ?
Daech : rien à voir avec l’islam ?
Les attentats de Bombay : rien à voir avec l’islam ?
Les attentats de la rue Copernic : rien à voir avec l’islam ?
Les attentats du 11-Septembre : rien à voir avec l’islam ?
Mohammed Merah : rien à voir avec l’islam ?
Al-Qaïda : rien à voir avec l’islam ?
L’assassinat de Sadate : rien à voir avec l’islam ?
Les attentats de Nairobi : rien à voir avec l’islam ?
Les attentats de Madrid : rien à voir avec l’islam ?
L’assassinat de Theo van Gogh : rien à voir avec l’islam ?
Les meurtres à la hache de Londres : rien à voir avec l’islam ?
Boko Haram, rien à voir avec l’islam ?
Les islamistes du Mali, rien à voir avec l’islam ?
Les persécutions sanglantes des minorités chrétiennes
au Soudan, au Pakistan, en Irak, en Egypte, rien à voir avec l’islam ?
Les agresseurs de Malala, rien à voir avec l’islam ?

J’arrête là, la liste est sans fin, je passe les vétilles des attentats au couteau, à la voiture, au vitriol, il nous faudrait quelques dizaines de pages. Nous ne parlons pas là que des individus ou des organisations terroristes qui se réclament de l’islam. Cela nous fait déjà pas mal de monde à exclure de l’islam. Le problème c’est aussi que pour les centaines de milliers, voire les millions de personnes que cela représente, ce sont les autres qui n’ont rien à voir avec l’islam ! Alors qui devons-nous croire, nous autres pauvres infidèles qui n’y connaissons rien ? Qui n’a rien à voir avec l’islam ? De confiance, nous croyons les gentils, ceux qui ne tuent pas les petites filles juives en les tenant par les cheveux. Mais continuons le raisonnement. Enlevons les mauvais musulmans, qui n’ont rien à voir avec l’islam, jusqu’à ce qu’il ne nous reste que les bons. 

Or, ce que les frères Kouachi ont fait artisanalement, et hors de la loi française, se pratique tout à fait tranquillement et dans un cadre légal dans quelques pays musulmans, dont certains sont nos amis, comme la sympathique Arabie Saoudite (qui par ailleurs a généreusement financé maints mouvements terroristes) : amputations et flagellations judiciaires, lapidation de femmes adultères, exécutions d’homosexuels ou de blasphémateurs, et autres joyeusetés. Idem en Iran, au Pakistan, et par-ci par là. Il paraît que c’est la charia qui veut ça. Ah bon ? Mais alors, euh, la charia, ça n’a rien à voir avec l’islam ? Ah non, pardon, c’est une mauvaise interprétation de la charia, et ça n’a rien à voir avec le vrai Islam, le bon.  Nous voilà rassurés.  Les Saoudiens, les Iraniens, tout ça, n’ont rien à voir l’islam. Ça commence à faire du monde. Étonnant le nombre de musulmans qui n’ont rien à voir avec l’islam, tout de même. C’est eux qui vont être surpris d’apprendre qu’ils n’ont rien à voir l’islam.

Ne le dites pas à l’ayatollah Khamenei. Il a toujours cru qu’il avait quelque chose à voir avec l’islam. Le choc, à son âge…. Bon, enfin tout ça c’est un détournement étatique de l’islam. Ce sont les gens qui comptent. Le musulman de base. 
Certes.

Mais alors les braves gens, pas terroristes deux ronds, qui se contentent benoîtement d’applaudir les attentats du 11 septembre ? Qui participent à des émeutes sans fin après la publication des caricatures danoises ? Qui remettent ça après la dernière couverture de Charlie Hebdo, pourtant bien gentille et consensuelle ? Avec des morts à chaque fois ? Tous ceux qui viennent de faire pression, en France, pour empêcher des expositions d’artistes musulmans, agréés par l’Institut des cultures d’islam, parce que ça choque leurs croyances ? Qui marient de force leur fille à un quinquagénaire au bled ? Qui exigent des médecins femmes pour leur femme à l’hôpital ? Qui persécutent des écrivains ? Tous les braves musulmans qui maintiennent leur épouse dans une condition ancillaire et de soumission absolue ? Tous ceux en France qui considèrent Merah, assassin d’enfants, comme un héros de l’islam ? Les jeunes qui refusent la minute de silence pour les victimes des Kouachi et de Coulibaly ? Ces gens-là pensent que les terroristes ont beaucoup à voir avec l’islam. Qu’ils sont dans la vérité de l’islam. Et dans ce cas, devons-nous en conclure que tous ces gens n’ont rien à voir, eux non plus, avec l’islam ? Mais là, ça va devenir compliqué à déterminer. Car nous nous trouvons devant deux options :

Option 1 : un type qui admire Merah a la même conception de l’islam que lui. Donc rien à voir avec l’islam. Mais comment allons-nous savoir ce que pensent réellement les musulmans, pour faire le départ entre bons et mauvais musulmans ? Nous nous trouvons face à des milliards de musulmans, dont on ne sait pas très bien ce qu’ils pensent de tout ça. Quelles conclusions en tirer quant à la faculté de cette religion à s’accommoder d’institutions démocratiques ?

Options 2 : les admirateurs de Merah et de Coulibaly ne sont pas vraiment de mauvais musulmans. Un peu d’éducation, et on va les récupérer. Bien. Mais si, en pensant ce qu’ils pensent, ils ont à voir avec l’islam, il y a de quoi s’inquiéter sérieusement.

Dans les deux options, nous avons un problème, non ?

Et on voit bien où il se situe : c’est que le "rien à voir avec l’islam" évite toute tentative d’explication et d’interprétation. Un peu comme cette idée, que j’ai souvent entendu émettre dans ma famille, lorsque j’étais enfant, selon laquelle "Hitler était un fou". Et voilà le travail. Le nazisme n’était plus un phénomène historique, qui avait tout de même quelque chose à voir avec le peuple allemand. C’était la faute à Hitler, qui était un fou. Passez muscade. L’explication par la misère, le ressentiment, l’exclusion ? ça peut marcher, en partie (pareil pour les Allemands des années trente, et ça ne justifie rien). Mais la misère des Saoudiens, hem. Sans compter que beaucoup de terroristes viennent de bonnes familles, sans histoires, ni misérables ni ghettoïsées. Parfois pas même de familles musulmanes. Leur conversion les a radicalisés, pas leur origine.

Autrement dit, j’admets tout à fait qu’un musulman puisse dire dans un premier temps, par crainte des amalgames trop rapides, et parce qu’il est, lui, foncièrement pacifique : "ça n’a rien à voir avec l’islam". Mais si on s’en tient là, on manquera encore une fois l’occasion d’essayer de comprendre. On ne peut pas encore une fois tout faire porter sur la société française, par un réflexe misérabiliste qui devient trop commode, pour dédouaner l’islam de toute responsabilité dans les innombrables violences, exactions, pressions, entraves à la liberté, à l’égalité, à l’éducation commises en son nom à travers le monde, hors de la loi ou au nom de la loi.

L’islam reste lié à des représentations ou des systèmes sociaux dans lesquels la religion est censée régir tous les aspects de la vie, et où l’individu ne peut prétendre s’affranchir de la pratique collective. Et certaines de ces pratiques sont franchement difficilement compatibles avec une démocratie laïque. Les plus hautes autorités spirituelles de l’islam condamnent le terrorisme. C’est déjà beaucoup. Il faudrait aussi qu’il y ait, du côté de l’islam, une vraie réflexion globale sur le rapport de la religion et de la liberté individuelle, sans parler de l’égalité hommes-femmes.

Mais il doit être islamophobe de penser ça. 


Pierre Jourde est écrivain. Dernier ouvrage publié : La première pierre (Gallimard, 2013), prix Jean-Giono 2013

Article paru le 29 janvier 2015 sur le blog Confitures de culture (L’Obs)