-->

OSONS VOIR LES TARES MORALES D'UNE MINORITE DESOCIALISEE



Hugues Lagrange

La communauté maghrébine est en France la mieux intégrée, comparée à la population issue de l’immigration subsaharienne ou turque. Présente sur le sol français depuis trois, voire quatre générations, elle représente un groupe de près de six millions de personnes.


  
Les yeux du dessinateur "Charb" assassiné mercredi par deux terroristes au siège de "Charlie Hebdo", mis en scène par JR.
Paris, 11 janvier 2015



S’ils souffrent plus du chômage, les jeunes issus de l’immigration maghrébine ne sont pas, dans leur grande majorité, moins bien insérés dans la société française que les jeunes issus des milieux populaires autochtones. Beaucoup des descendants ont aujourd’hui acquis des positions à la fois dans le monde économique, le monde associatif, la sphère administrative et, dans une moindre mesure, des responsabilités électives au niveau local.

Mais la récession qui touche l’Europe a produit une impasse sociale. Ni l’Etat ni les collectivités locales n’ont trouvé les moyens de conduire des programmes socio-économiques locaux susceptibles de combler la fracture qui fait dériver une fraction des quartiers immigrés dans la pauvreté.
 

Estime de soi blessée


La ségrégation des minorités issues d’immigration du Sud redouble l’absence de perspectives d’emploi des jeunes sans qualification. Les jeunes de ces quartiers en échec scolaire sont aussi – peut-on le dire ? – plus souvent impliqués dans du deal de drogue et des délits.
Faute de perspectives d’insertion et d’espoir dans la société d’accueil, ils ont formé dans une partie des quartiers pauvres une sous-culture intransigeante et hostile au pays d’accueil. Ce sont surtout eux qui cherchent à reconstruire ailleurs, par une affirmation identitaire intransigeante et hostile à la tradition de liberté morale et religieuse de la France, une estime de soi blessée.

Ils promeuvent dans leurs quartiers un isolement communautaire auquel la réaffirmation de l’égalité de tous et de la laïcité oppose des réponses à la fois formelles et contradictoires. Comment en effet conjoindre la liberté d’expression des caricaturistes et l’interdiction dans les écoles du port d’un foulard qui participe de l’expression de l’identité ?
Une fraction, certes très minoritaire, des jeunes Maghrébins des dernières générations est en rupture tant avec la société hôte qu’avec leurs propres parents. Ils se sentent obligés de s’identifier à un islam radical sans véritable sentiment religieux, ce qui les conduit à instaurer dans les cités un ordre moral autoritaire et misogyne.


Pas de solidarité avec les jeunes de Tunisie, du Maroc et d’Egypte


Adhérent à une communauté imaginaire, les jeunes radicalisés issus de l’immigration maghrébine et les nouveaux convertis sont engagés dans une dérive islamiste, qui a trouvé dans les violences et les guerres civiles du Moyen-Orient une incarnation forte. Certains d’entre eux, notamment ceux qui ont fait des séjours en prison, passent de l’islamisme au djihadisme, inspirés par les agences d’Al-Qaida et les pratiques monstrueuses de l’Etat Islamique (EI).
Il est frappant de constater que, à l’inverse, les jeunes des cités qui avaient protesté à travers des émeutes en novembre 2005 contre les pratiques policières d’interpellation au faciès et l’incurie de l’Etat n’ont pas exprimé de solidarité avec les jeunes de Tunisie, du Maroc et d’Egypte mobilisés au cours des « printemps arabes » de 2011 pour la démocratie et l’accès à l’emploi. Ils s’identifient, en revanche, à la face la plus sombre et la plus sanglante de ces sociétés, qui s’affirme aujourd’hui à travers la barbarie de l’EI et d’Al-Qaida.
Telles sont, avec la diffusion d’armes de guerre et leur maniement, quelques-unes des raisons qui ont amené la tragédie qui vient d’ensanglanter la France. Les terroristes ont détruit, avec Charlie Hebdo, un des rares lieux de liberté critique à l’égard de tous les conformismes. Si les caricaturistes ont payé un lourd tribut, c’est peut-être aussi parce que beaucoup d’intellectuels, inhibés par une culpabilité liée au colonialisme, n’osent pas aborder les tares morales et les inconduites lorsqu’elles sont le fait des minorités issues des pays colonisés.

Hugues Lagrange est sociologue.
Article paru le 13 janvier 2015 dans Le Monde