Nathalie Heinich
Face à la violence des balles et à la stupidité des barbares, on se sent toujours impuissant. Mais quand même : nous avons les mots, qui peuvent agir sur les consciences et orienter l’action. Encore faut-il les utiliser à bon escient : choisir le mot juste est notre premier devoir. Mais c’est peu dire que ça ne va pas de soi.



Métro aérien, Paris (photo JPCarrier)




Ayons donc le courage de prononcer le mot islamisme, autant contre le confusionnisme des islamophobes qui ne voient pas la différence avec «islam» que contre le silence des gentils protecteurs qui craignent l’amalgame. Affirmons (lire Daniel Cohn-Bendit dans Libération du 8 janvier) qu’on a affaire à un islamofascisme, et pas seulement au "jihad" ou à la "charia". Parlons de barbarie et pas de "combat", d’assassinats et pas seulement d’"actes terroristes". Rappelons la profondeur de la bêtise qui sous-tend le "fondamentalisme" ou l’"intégrisme". Répétons que ce sont des démocrates qui s’élèvent contre l’islamofascisme, et pas des "racistes" ou des "islamophobes", comme des idéologues adeptes du déni de réalité ont voulu nous le faire croire.

Sortons du silence complice qu’entraîne la crainte de stigmatiser les musulmans. Dénonçons l’angélisme caché derrière l’"idéalisme". Et défendons l’Etat de droit, insulté par les imbéciles qui parlent de «terrorisme d’Etat» et en sont encore à croire que l’Etat est l’ennemi principal. Il existe dans une partie de la gauche une funeste tendance à considérer que si les dominants (les "exploiteurs") sont forcément méchants, les dominés (les "exploités") doivent être forcément gentils ; et que s’il arrive aux seconds de mal se comporter, c’est soit par la faute des premiers (la méchante "société"), soit en raison d’un complot, par exemple des islamophobes, ou des sionistes, fabriquant des attentats pour mieux stigmatiser les musulmans : le conspirationnisme de gauche ("le pouvoir nous ment") rejoignant alors le conspirationnisme de droite ("les élites ont trahi").

C’est ainsi qu’un éminent collègue, dont je tairai le nom par égard pour son grand âge (lequel n’explique malheureusement pas un gâtisme politique trop largement partagé), écrivait dans le Monde du 9 janvier : "Les islamophobes réduisent l’arabe à sa supposée croyance, l’islam, réduisent l’islamique en islamiste, l’islamiste en intégriste, l’intégriste en terroriste" (et donc : bannissons de notre vocabulaire les mots à problèmes, taisons-nous plutôt que de nommer, et laissons parler nos maîtres en langue de bois, comme au bon vieux temps du stalinisme). "Cet anti-islamisme devient de plus en plus radical et obsessionnel et tend à stigmatiser toute une population encore plus importante en nombre que la population juive qui fut stigmatisée par l’antisémitisme d’avant-guerre et de Vichy" (traduction : si vous nommez l’islamisme, vous commettez envers les musulmans les mêmes exactions qui furent commises contre les juifs - vous êtes l’équivalent d’un nazi).

"Il y a une coïncidence, du reste fortuite, entre l’islamisme intégriste meurtrier qui vient de se manifester et les œuvres islamophobes de Zemmour et Houellebecq, elles-mêmes devenues symptômes d’une virulence aggravée […] de l’islamophobie" (mais il y a aussi une coïncidence, pas du tout fortuite, entre les oukases des nostalgiques du bolchevisme et les appels à la haine meurtrière des nostalgiques du grand califat).

Face à l’assassinat réel de plusieurs innocents, le premier réflexe des gentils protecteurs est de déplorer le risque d’intensification des discriminations islamophobes ; face à la réalité du sang, ils ne voient que la virtualité de l’inégalité, c’est-à-dire qu’ils refusent de voir la réalité. Mais quel crédit accorder encore à des gens qui, face à ce qu’il est difficile de supporter, choisissent de regarder ailleurs, et préfèrent empêcher de penser ce qui ne colle pas avec leurs idées ?

Sur la ligne 2 du métro, vers Nation ou vers Porte Dauphine, on rencontre parfois un jeune musicien maghrébin, aveugle, qui chante accompagné de son pianola à bretelles, avant de tendre autour de lui, au hasard, son porte-monnaie, pour quelques pièces, peut-être. Sa voix est grave et belle, sa chanson en arabe fait déborder la nostalgie et, dès les premières notes, on sait que pour quelques minutes le voyage en métro - surtout si c’est dans sa partie aérienne - se transformera en un pur moment de poésie. L’autre jour, j’ai senti que sa voix s’abîmait, se fatiguait, à force de servir. Et je me suis demandé ce qu’il deviendra le jour où il ne pourra plus chanter pour payer son loyer - s’il a la chance d’avoir un loyer à payer - parce qu’il n’aura plus de voix. Permettez-moi de dédier cette première chronique de l’année au chanteur aveugle de la ligne 2.

Nathalie Heinich est sociologue au CNRS.
Article paru le 24 janvier 2015 dans Libération