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LES BLEUS DANS LE ROUGE



Raymond Domenech et Thierry Henry, 19/11/2009


L’équipe de France
de football a réussi à
se rendre antipathique
dans le monde entier.
Sa faute : avoir intégré,
jusqu’à la caricature, les valeurs de l’époque.


Longtemps le football français suscita l’enthousiasme, fût-ce dans la défaite, toujours injuste et magnifique. Lui-même cultivait volontiers un romantisme distinctif, consubstantiel à sa nature comme la force brute l’aurait été aux Allemands, la perfidie aux Britanniques ou le trucage geignard aux Italiens. Parce qu’elle aimait le beau jeu et le pratiqua souvent, la France traversa le dernier siècle vêtue de probité candide et de lin bleu ; jamais en retard d’une leçon à donner au reste de la planète, elle s’admirait en petit coq brave et généreux, gloussant avec ses commentateurs lorsqu’il arrivait à un adversaire de porter un nom
« imprononçable » et raillant les tenants du foot business – généralement étrangers, aidés par l’arbitrage, certainement dopés.

Nicolas Anelka, Patrice Evra, Franck Ribéry
Puis vint le temps du chômage de masse et avec lui l’insécurité sociale. Le sport professionnel se chargea d’une importance inédite. Dans les années 1990, Bernard Tapie, un winner, fit ce qu’il faut pour offrir à Marseille la Ligue des champions. L’équipe de France se mit à battre l’Italie. À gagner son Mondial black-blanc-beur. Même à jouer comme un pied et à gagner encore, jusqu’à célébrer sans vergogne, le 18 novembre 2009, un but marqué grâce à une main, lequel qualifiait les Bleus pour la Coupe du monde sud-africaine. Entrée pour de bon, ce soir-là, dans la modernité, la France cessa d’être aimable. Moins que le réflexe délictueux de Thierry Henry, l’exultation de l’encadrement tricolore, sous le nez d’Irlandais méritants et floués, creva l’écran. L’impudeur des uns, décomplexée, injuriait la dignité des autres.
« La solution la plus équitable serait bien sûr de rejouer le match », reconnut Henry le lendemain. Trop tard. À la seule évocation de l’esprit sportif, les pragmatiques avaient déjà répliqué avec les mots de l’époque. Efficacité. Résultat. Réalisme (la fin justifie les moyens, le vice est une vertu, le scrupule une faiblesse). Just do it.
 

De ce jour date une sorte de prise de conscience douloureuse pour quelques nostalgiques qui persistent à penser que le jeu de balle, au même titre que les échecs, reste une école de vie. Or, de cette exemplarité, le sport roi n’a plus l’intention de s’embarrasser : il ne précède pas son temps, mais se borne à le refléter. Régulateur des tensions collectives, catalyseur des frustrations et dégoulinant d’argent, le football exerce une fonction consolatrice sacrée, a fortiori en période de crise. Plus un soir où télés et radios transformées en tripots n’abreuvent le chaland de débats vociférateurs, empressés à le persuader que le seul monde qui vaille est celui qui tourne rond ; ce Second Life hypnotique, peuplé d’escort girls siliconées, d’affairistes véreux et de bookmakers planqués à Malte exalte les bas instincts et détourne ses adeptes d’urgences autrement réelles.

Deux mois plus tard
Sur le terrain, le cynisme ambiant coïncide avec l’arrivée à « maturité » d’une génération de joueurs multimillionnaires et déresponsabilisés, nourris de sous-culture porno-publicitaire, de cupidité ostentatoire et de novlangue managériale. Surplombant leur groupe désuni, un sélectionneur égocentrique érige, d’une débâcle à l’autre, sa statue de sel. À ce niveau de médiocrité, il n’est pas surprenant que l’indigence éthicotactique de l’équipe de France ait refroidi l’ardeur des passionnés. Oublier Domenech et le chauvinisme obtus relève aujourd’hui de la thérapie douce. Le vrai football se joue encore ailleurs – en Angleterre. La vraie vie, elle, de Grèce en Islande, de crises sociales en perspectives décisives, n’attend que l’attention de tous. Il y a un monde à reconstruire, déjà, là où les Bleus, notre miroir fâcheux, n’ont vraiment rien à faire. Tout a une fin, même et surtout les addictions. C.F.


Article paru en mai 2010 dans La Revue