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L’HOMME QUI PENSE POUR TRUMP



Steve Bannon et Donald Trump
À peine élu, le futur président des États-Unis a fait de Stephen Bannon, 63 ans, son principal conseiller stratégique. Passé par l'US Navy et la banque Goldman Sachs, responsable depuis août, de la campagne du candidat républicain, celui que ses détracteurs qualifient
de propagandiste fascisant dirigeait jusque-là le site d’ultradroite Breitbart News. Le 27 juin 2014, Bannon participait via Skype à une conférence consacrée à la pauvreté, organisée au Vatican par une ONG catholique et conservatrice. Publié en anglais par Buzzfeed News et traduit ci-après in extenso — hormis quelques ajouts signalés, nécessaires à la compréhension — le verbatim de ce débat est éloquent : en dépit ou en vertu du caractère souvent décousu et approximatif des propos tenus, il livre un éclairage utile sur la vision du monde et la tonalité idéologique qui devraient inspirer la Maison-Blanche à partir de janvier 2017. On verra que la mise en cause des élites y joue plus que jamais un rôle central.

 
Manifestants protestant contre la nomination de Steve Bannon, Los Angeles


Steve Bannon : Je vous parle aujourd'hui depuis Los Angeles, depuis notre siège à Los Angeles. Je voudrais vous parler de la création de richesse et de ce que la création de richesse peut vraiment accomplir. Et peut-être le faire en empruntant une direction légèrement différente, parce que je crois que le monde, et surtout l’Occident judéo-chrétien, est en crise. C’est vraiment le principe directeur qui a animé l’édification de Breitbart News : être une plate-forme qui apporte l’information aux gens partout dans le monde. Principalement à l’Ouest, mais nous nous développons de manière internationale pour aider les gens à comprendre les profondeurs de cette crise. C’est une crise du capitalisme, mais aussi des fondements mêmes de l’Occident judéo-chrétien.

Il est ironique, il me semble, que nous discutions aujourd’hui à la veille du jour où, il y a exactement cent ans, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à Sarajevo entraînait la fin de l'époque victorienne et le début du siècle le plus sanguinaire de l'histoire de l'humanité. Pour remettre les choses en perspective : avant le meurtre perpétré il y a cent ans, le monde était en paix. Il y avait du commerce, de la mondialisation, du transfert de technologie, les Églises anglicane et catholique et la foi chrétienne étaient dominantes en Europe. Sept semaines plus tard, cinq millions d'hommes, je pense, étaient sous les drapeaux et en un mois, il y avait plus d’un million de morts. Cette guerre a été le déclencheur d’un siècle d’une barbarie sans égale dans l’histoire de l’humanité. Près de 180 à 200 millions de [personnes ont été tuées] au 20e siècle, et je crois que dans des centaines d’années, quand on regardera en arrière, [on dira que] nous sommes les enfants de cela. Nous sommes les enfants de cette barbarie. On ne sera pas loin de contempler ça comme un nouvel Âge sombre.

Mais la chose qui nous en a extirpés, le principe directeur qui a dû faire face à cela, ce ne fut pas seulement l’héroïsme de nos peuples — qu’il s’agisse des combattants de la Résistance française, des combattants de la Résistance polonaise, des jeunes gens de Kansas City ou du Middle West qui débarquèrent sur les plages de Normandie ou des commandos anglais qui combattirent aux côtés de la Royal Air Force, qui ont combattu dans cette guerre immense, la guerre de l’Occident judéo-chrétien contre les athées, d’accord ? Le principe sous-jacent, c’est une forme éclairée du capitalisme, ce capitalisme qui nous a donné pour de bon les ressources nécessaires. Il a en quelque sorte organisé et fabriqué les matériels qu’il fallait pour soutenir l’Union soviétique, l’Angleterre ou les États-Unis, et à la fin pour reprendre l’Europe continentale et repousser un Empire barbare en Extrême-Orient.

Ce capitalisme, en réalité, a généré une richesse formidable. Et cette richesse a été réellement distribuée au sein de la classe moyenne, une classe moyenne émergente, des gens qui venaient de vrais milieux ouvriers, et elle a créé ce que nous appelons une Pax Americana. Ce fut une période de paix qui dura beaucoup, beaucoup d’années et de décennies. Je crois que nous avons en partie dérapé dans les années qui ont suivi la chute de l’Union soviétique, et nous vivons maintenant au 21e siècle le début de ce qui est, je le crois fermement, une crise de notre Église, une crise de notre foi, une crise de l’Occident, une crise du capitalisme.

Nous sommes dans les phases finales d’un conflit extrêmement brutal et sanglant, et si les gens dans cette salle, les gens à l’église, ne s’unissent pas pour former réellement ce qui constitue à mes yeux une dimension de l’Église militante, pour être vraiment à même non seulement de défendre nos convictions mais de combattre pour nos convictions contre cette nouvelle barbarie qui s’amorce, [ce conflit] anéantira entièrement tout l’héritage des 2 000 à 2 500 dernières années.

Lloyd Bankfein, PDG de Goldman Sachs, entendu par le Sénat (2010)
Maintenant, [voici] ce que je veux dire spécifiquement ici : je pense que nous avons devant nous trois sortes de tendances convergentes : l’une est une forme de capitalisme qui s’est éloignée des fondements spirituels et moraux du christianisme et, de fait, de la pensée judéo-chrétienne. Je le constate jour après jour. Je suis un capitaliste très pragmatique. J’ai été formé chez Goldman Sachs, je suis passé par la Harvard Business School, j’étais un capitaliste aussi impitoyable que les autres. Je me suis spécialisé dans les médias et l’investissement dans les entreprises de communication, et c’est un milieu très, très dur. Et je me suis plutôt bien débrouillé. Alors je ne veux pas avoir l’air gnangnan, dans le genre « Tenons-nous la main et chantons tous ensemble à la gloire du capitalisme ». Mais il y a une face du capitalisme aujourd’hui — deux faces en fait, qui sont très dérangeantes [inquiétantes (disturbing)].

L’une est le capitalisme d’État. C’est le capitalisme qu’on retrouve en Chine et en Russie. Je crois que c’est ce que le Saint-Père [le pape François] a connu pendant la majeure partie de sa vie dans des endroits comme l’Argentine, où on a cette espèce de capitalisme népotique, avec des gouvernants qui sont liés aux forces armées, et cela constitue une forme brutale de capitalisme qui ne consiste en fait qu’à créer de la richesse et de la valeur pour une très faible portion de la population. Et ne propage pas [cette] énorme création de valeur à travers des processus distributifs élargis comme cela fut le cas au 20e siècle.

La deuxième forme de capitalisme que je trouve presque aussi inquiétante est ce que j’appelle l’École Ayn Rand [1], ou École objectiviste du capitalisme libertarien. Et, sachez-le, sur bien des plans je suis très convaincu par le libertarianisme. J’ai beaucoup, beaucoup d’amis qui forment une très grosse proportion du mouvement conservateur — que ce soit le mouvement UKIP en Angleterre, ou bien [des gens qui sont à la source] du mouvement populiste en Europe et particulièrement aux États-Unis. Toutefois, quand vous l’analysez vraiment, cette forme de capitalisme est très différente de ce que j’appelle le « capitalisme éclairé » de l’Occident judéo-chrétien. C’est un capitalisme qui vise vraiment à faire des gens des marchandises, à les chosifier, et presque à profiter d’eux — comme [le disent nombre] des préceptes de Marx — et c’est une forme de capitalisme [que] les générations plus jeunes trouvent vraiment tout à fait séduisante. Et si elles n’y voient pas d’alternative, ce sera l’alternative autour de laquelle elles graviteront, dans le cadre de cette espèce de « liberté individuelle ».

L’autre tendance, c’est une immense sécularisation de l’Occident. Et je sais que cela fait longtemps que nous parlons de sécularisation, mais si vous regardez les plus jeunes, surtout les moins de trente ans, l’écrasante pression de la culture populaire consiste à séculariser totalement cette génération montante.

Maintenant ce signal coïncide avec quelque chose qu’il nous faut regarder en face, et c’est un sujet très déplaisant — mais nous sommes engagés dans une guerre totale contre le fascisme djihadiste islamique. Et cette guerre est, je crois, en train de métastaser bien plus rapidement que les gouvernements ne sont capables de la contrôler. Si vous regardez ce qui se passe avec Daech, c’est-à-dire l’État islamique en Syrie et au Levant, lequel forme maintenant le califat qui exerce une pression militaire sur Bagdad… Si vous regardez leur sophistication, ils ont emprunté les instruments mêmes du capitalisme.

"Une guerre totale contre le fascisme djihadiste islamique"
Si vous regardez ce qu’ils ont fait avec Twitter, et Facebook, et les moyens modernes de lever de l’argent, notamment par le financement participatif, sans parler de leur accès aux armements… Ces derniers jours ils ont mené un programme radical consistant à prendre des enfants pour essayer d’en faire des bombes humaines. Ils ont chassé 50 000 chrétiens d’une ville proche de la frontière kurde. Nous avons une vidéo que nous allons mettre en ligne dans quelques heures sur Breitbart où on les voit prendre cinquante otages, en Irak, et les jeter d’une falaise. Cette guerre s’étend et métastase vers l’Afrique sub-saharienne. Il y a Boko Haram et d’autres groupes qui finiront par s’associer à Daech dans cette guerre mondiale, et c’est, hélas, quelque chose auquel nous allons avoir à faire face, et ce très rapidement.

C’est pourquoi je pense que la discussion sur le plafonnement ou non de la création de richesse, et sur la redistribution, c’est quelque chose qui devrait être au cœur de chaque chrétien capitaliste : « Quelle est la finalité de ce que je fais de cette richesse ? Quelle est la finalité de ce que je fais avec la faculté que Dieu nous a donnée, que la divine providence nous a donnée pour être effectivement un créateur d’emplois et un créateur de richesse ? » Je crois qu’il est de notre devoir à tous de regarder les choses vraiment de près et de nous assurer que nous réinvestissons dans des choses positives. Mais aussi de nous assurer que nous comprenons que nous n’en sommes qu’au tout début d’un conflit mondial, et si nous ne nous rassemblons pas, en partenaires, avec d’autres dans d’autres pays, ce conflit ne fera que métastaser. Il y a un compte Twitter aujourd’hui, tenu par Daech, qui parle de transformer les États-Unis en « rivière de sang » si nous allons là-bas et tentons de défendre la ville de Bagdad. Et faites-moi confiance, ça va arriver en Europe. Ça va venir en Europe centrale, ça va venir en Europe de l’Ouest, ça va venir au Royaume Uni. Et donc je crois que nous sommes dans une crise des fondements même du capitalisme, et pour couronner le tout, nous sommes désormais, je crois, aux stades préliminaires d’une guerre mondiale contre le fascisme islamique.

Benjamin Harnwell (Institute for Human Dignity) : Merci, Steve. C’était un tour d’horizon fascinant, fascinant. Je suis particulièrement frappé par votre argument selon lequel la diffusion du capitalisme à travers le monde sur des bases judéo-chrétiennes est, en fait, quelque chose qui peut créer de la paix entre les peuples plutôt que des antagonismes, ce qui est souvent un point insuffisamment considéré. Avant que je ne me tourne pour prendre une question —

Bannon : Une chose que je veux préciser, c’est que si on regarde les leaders du capitalisme à cette époque, quand le capitalisme était, je crois, à son apogée et diffusait ses bénéfices à la plupart de l’humanité, presque tous avaient un lien fervent à l’Occident judéo-chrétien. Ils vivaient activement la foi juive, ils vivaient activement la foi chrétienne, ils gardaient leurs convictions, et les fondements de leurs convictions se manifestaient dans le travail qu’ils accomplissaient. Je crois que c’est incroyablement important, et que c’est quelque chose qui s’est réellement perdu. Je peux le constater aujourd’hui à Wall Street — je peux le constater avec la titrisation de tout : tout est vu comme une opportunité de titrisation. On prend les gens pour des marchandises. Je ne crois pas que nos prédécesseurs pensaient ainsi.

Harnwell : Au cours de cette conférence, nous avons entendu différents points de vue relatifs à la réduction de la pauvreté. Nous avons entendu des positions de centre-gauche, des positions socialistes, des positions démocrates-chrétiennes, si on peut le dire ainsi. Ce qui m’intéresse particulièrement quant à votre point de vue, Steve, pour évoquer spécifiquement votre travail, c’est que Breitbart est très proche du Tea party. Parlez-nous un petit peu de Breitbart, de ce qu’est sa mission, et puis parlez-moi de l’audience qui est la vôtre, et puis ensuite pourrez-vous nous en dire un peu plus sur la dynamique de ce qui se passe actuellement aux États-Unis ?

Bannon : En dehors de Fox News et du Drudge Report, nous sommes le troisième site d’information conservateur, en termes de fréquentation et, très sincèrement, nous avons une audience globale plus importante même que Fox. Et c’est pourquoi nous nous développons aussi fort au niveau international. Écoutez, nous pensons — très fort — qu’il existe un mouvement « Tea party » mondial. Nous avons pu le constater. Nous avons été le premier groupe à étudier et à commencer à parler de phénomènes comme le mouvement UKIP, le Front national et d’autres mouvements de centre-droit. Avec tout le passif que ces groupes véhiculent — et croyez-moi, beaucoup d’entre eux véhiculent un lourd passif, sur les questions ethnique et raciale. Mais nous pensons que tout cela s’apaisera avec le temps.

Nigel Farage (UKIP), Donald Trump, Marine Le Pen
La chose centrale qui cimente tout cela est un mouvement populiste de centre-droit de la classe moyenne. En fait, des hommes et des femmes qui travaillent et qui en ont simplement assez de la tutelle de ce que j’appelle le parti de Davos. Nous ne sommes pas des adeptes des théories conspirationnistes, mais il y en a certainement — et j’ai pu le voir quand je travaillais chez Goldman Sachs : il y a des gens à New York qui se sentent plus proches des gens de Londres et de Berlin que des habitants du Kansas et du Colorado, et ils [sont surtout habités par] cette mentalité élitiste en vertu de laquelle ils vont dicter à chacun comment le monde va être gouverné. Je vous dirais que les travailleurs et les travailleuses d’Europe, d’Asie, des États-Unis et d’Amérique latine ne pensent pas ainsi. Ils pensent savoir ce qui est le meilleur pour mener leur vie. Ils pensent savoir ce qui est le meilleur pour élever et éduquer leurs familles. Aussi je crois que vous assistez là à une réaction mondiale à un gouvernement centralisé, que ce gouvernement se trouve à Pékin, à Washington ou à Bruxelles. Nous sommes donc [avec notre site] la plate-forme qui porte cette voix.

Maintenant, ceci dit, nous sommes de farouches capitalistes. Et nous croyons dans les bénéfices du capitalisme. Et, notamment, que plus le capitalisme est intransigeant, meilleur il est. Cependant, comme je l’ai dit, il y a deux faces du capitalisme qui nous inquiètent beaucoup. La première est le capitalisme népotique, ou ce que nous appelons le capitalisme d’État, et c’est la grande chose que combat le Tea party aux États-Unis, et en fait le plus grand combat du Tea party ne l’oppose pas à la gauche, parce que nous n’en sommes pas encore là. Le plus grand combat du Tea party aujourd’hui est exactement comme celui de l’UKIP. Le plus grand combat de l’UKIP l’oppose au Parti conservateur. Le plus grand combat du Tea party aux États-Unis l’oppose à l’establishment républicain, qui est vraiment une assemblée de capitalistes népotiques : ils pensent que les règles diffèrent selon qu’ils agissent à titre personnel ou qu’ils gèrent [les affaires publiques]. Et, très sincèrement, c’est la raison pour laquelle la situation financière des États-Unis est si terrible, à commencer par nos déficits publics. Nous avons virtuellement cent mille millions de dollars de passif non capitalisé. Et tout ça c’est parce qu’on a cette espèce de capitalisme népotique à Washington. L’essor de Breitbart est directement lié au fait qu’il est la voix de cette opposition de centre-droit. Et, très franchement, nous remportons de nombreuses, nombreuses victoires. Sur les questions de conservatisme social, nous sommes la voix du mouvement anti-avortement, la voix du mouvement en faveur du mariage traditionnel, et je peux vous dire que nous remportons victoire sur victoire. Les choses sont en train de tourner dans la mesure où les gens ont une voix et une plate-forme dont ils peuvent se servir.

Harnwell : Il y a de quoi être extrêmement impressionné par le troisième site d’information conservateur. Pouvez-vous nous dire, pour les gens, ici, qui n’appartiennent pas à l’« anglosphère » et qui ne suivent peut-être pas la politique intérieure américaine en ce moment — il semble y avoir un changement radical en ce moment dans l’Amérique profonde. Et le leader de la majorité républicaine [à la Chambre des représentants], Eric Cantor, a été battu il y a quelques semaines par un candidat du Tea party. Qu’est-ce que cela nous dit de l’état actuel de de la politique intérieure américaine ?

Bannon : Pour tout le monde, dans votre public, c’est l’une des plus monumentales — et même la plus grande — des surprises électorales de l’histoire de la République américaine. Eric Cantor était le leader de la majorité à la Chambre, et il avait levé dix millions de dollars pour sa campagne. Il a dépensé huit millions, pour son compte et certains groupes extérieurs, afin de conserver sa circonscription. Il avait pour adversaire un chrétien évangélique et un économiste libertarien. Il affrontait un professeur qui ne disposait lui que d’un budget de 175 000 dollars. En fait, les seules factures de la campagne d’Eric Cantor dans un restaurant chic de Washington ont dépassé les 200 000 dollars. Tout au long de la campagne ils ont donc dépensé plus de 200 000 dollars à inviter à dîner des gros bonnets dans une rôtisserie de Washington, soit davantage que ce dont tous leurs adversaires disposaient.

Eric Cantor battu en Virginie par un candidat du Tea Party
Maintenant, Eric Cantor, ça a été un raz de marée. Il a perdu 43 à 57%, et aucun site d’information en dehors de Breitbart — car nous avons couvert cette campagne intensivement pendant six mois —, pas plus Fox News que Politico, n’a relevé ce fait [le montant des factures de restaurant]. La raison pour laquelle son adversaire a gagné est la suivante : les gens de la classe moyenne et les gens de la classe ouvrière en ont assez des gens comme Eric Cantor, qui disent être des conservateurs et les trahissent chaque jour en faveur des capitalistes népotiques. Qu’il s’agisse de l’UKIP et de Nigel Farage au Royaume-Uni, de ces groupes [qu’on voit] aux Pays-Bas, en France, du nouveau Tea party [apparu] en Allemagne, la thématique est la même. Et la thématique ce sont les gens des classes moyenne et ouvrière qui disent, « Eh, je travaille plus dur que je n’ai jamais travaillé, j’en retire moins de bénéfices que jamais, je reçois moins de richesse et je contemple un système de gros bonnets qui disent qu’ils sont conservateurs et soutiennent les principes du capitalisme, mais tout ce qu’ils font c’est de s’allier aux corporatismes ». La droite ? Des corporatistes, [soucieux] d’engranger tous les bénéfices pour eux-mêmes.

Cette révolte de centre-droit est vraiment une révolte mondiale. Je pense que vous allez la voir arriver en Amérique latine, je pense que vous allez la voir en Asie, je pense que vous l’avez déjà vue en Inde. La grande victoire de Modi a largement reposé sur ces principes reaganiens, aussi je crois que c’est une révolte mondiale, et nous avons beaucoup de chance et de fierté d’être le site d’information qui en rend compte à travers le monde.

Harnwell : Je crois qu’il est important de comprendre la distinction que vous dessinez ici entre ce qui peut être compris comme un authentique capitalisme libéral vu comme moyen de promouvoir une richesse qui [inintelligible] implique tout le monde, et une forme de capitalisme népotique qui ne profite qu’à une classe particulière. Nous avons pu visionner au cours de notre conférence deux vidéos produites par l’Institut Aspen sur la façon dont l’aide au développement est dépensée à l’international, et sur la façon dont elle peut être détournée [de ses objectifs] : elle nuit aux populations sur le terrain, mais permet également à la classe dirigeante de se perpétuer. Et le point que vous soulevez ici, qui a d’après vous pratiquement déclenché un mouvement révolutionnaire en Amérique, c’est le même phénomène que celui auquel on assiste dans les pays en développement, c’est-à-dire l’idée d’un gouvernement qui ne fait plus ce qu’il est moralement engagé à faire, mais s’est corrompu et tourné vers son propre intérêt.

Bannon : C’est exactement la même chose. Ces temps-ci, si vous lisez The Economist, si vous lisez le Financial Times cette semaine, vous verrez qu’un organisme relativement obscur au sein du gouvernement fédéral s’est engagé dans une lutte colossale qui pourrait conduire à une crise gouvernementale. Il s’agit de l’Export-Import Bank. Pendant des années, c’était une banque qui aidait à financer des choses que les autres banques ne voulaient pas financer. Et ce qui s’est passé avec le temps c’est que ça a métastasé pour devenir un moyen « cheap » de financer General Electric, Boeing et d’autres grandes entreprises. On aurait pu obtenir ces financements à partir d’autres sources s’ils avaient voulu, mais ils ont fait porter ça aux contribuables de la classe moyenne.

Le Tea party se sert de cet exemple pour décrire le népotisme. General Electric et ces grandes entreprises qui sont de mèche avec le gouvernement fédéral ne sont pas ce que nous pourrions considérer comme des capitalistes de libre-entreprise. Nous soutenons le capitalisme entrepreneurial. Ceux-là n’en font pas partie. Ce sont ce que nous appelons des corporatistes. Ils veulent toujours plus de pouvoir monopolistique, et mettent en place une sorte de convergence avec le gros gouvernement. Donc le combat ici — et c’est pourquoi les médias ont été si longs à s’intéresser à cette histoire — est un combat entre le capitalisme entrepreneurial, dont l’Institut Aspen est un fervent soutien, et les corporatistes qui ressemblent davantage aux gens qu’on imagine à Pékin ou à Moscou qu’à l’esprit du capitaliste entrepreneurial des États-Unis.

Harnwell : Merci, Steve. Je vais maintenant me tourner vers la salle, car je suis sûr qu’elle a d’excellentes questions à poser.

Questionneur : Bonjour, je m’appelle Deborah Lubov. Je suis correspondante au Vatican pour l’édition anglaise de l’agence de presse Zenit. J’ai une certaine expérience du travail à New York — j’ai travaillé pour PricewaterhouseCoopers et audité des banques d’investissement, parmi lesquelles Goldman Sachs. Et puisque cette conférence a pour sujet la pauvreté, je suis curieuse de savoir — surtout à partir de votre perspective, de votre expérience dans le monde des banques d’investissement — quelles mesures concrètes vous pensez qu’il faudrait prendre pour combattre et prévenir ce phénomène. Nous savons toutes les sommes d’argent qui sont utilisées dans toutes sortes de domaines, avec diverses intentions, mais afin de contrer concrètement cette épidémie, aujourd’hui, que faudrait-il faire, d’après vous ?

Bannon : C’est une très bonne question. En fait la crise de 2008, je veux dire la crise financière — dont, du reste, je ne crois pas que nous soyons sortis — est le fruit de la cupidité, je crois. Pour l'essentiel, cette crise est le fruit de la cupidité des banques d’investissement. Traditionnellement, les meilleures banques ont un ratio de levier d’endettement de 8:1. Quand nous avons eu la crise financière en 2008, les banques d’investissement affichaient un ratio de 35:1. Ces règles avaient été spécifiquement modifiées par un type nommé Hank Paulson. Il était secrétaire au Trésor. En tant que président de Goldman Sachs, il était allé à Washington des années plus tôt et avait réclamé ces changements. Il en est résulté que les banques n’étaient plus vraiment des banques d’investissement, mais des hedge funds [des fonds spéculatifs] hautement exposés aux fluctuations de trésorerie. Pour le dire très franchement, les États-Unis ne se sont jamais vraiment relevés de la crise de 2008. C’est l’une des raisons pour lesquelles, au dernier trimestre, on a eu 2,9 % de croissance négative. Donc l’économie des États-Unis est dans un état très, très critique.

Henry "Hank" Paulson, ex-secrétaire au Trésor
L’une des raisons, c’est que nous n’avons jamais vraiment creusé et démêlé les problèmes de 2008. Notamment le fait — réfléchissez-y — que pas une seule charge criminelle n’a été retenue contre aucun responsable bancaire associé à la crise de 2008. Et en fait, c’est encore pire. Aucun bonus, aucun intéressement ne leur a été retiré. Certains des principaux facteurs de la richesse qu’ils ont captée dans les quinze ans ayant mené à la crise n’ont donc pas été le moins du monde impactés, et je pense que c’est là l’un des ressorts de cette révolte populiste à laquelle nous assistons sous le nom de Tea party. Donc je crois qu’il y a beaucoup, beaucoup de mesures [à adopter], notamment pour que les banques se portent mieux, pour leur faire utiliser au mieux toutes les liquidités dont elles disposent. Je pense qu’un vrai nettoyage des bilans des banques est indispensable.

En outre, je pense qu’on a réellement besoin de revenir en arrière et de faire en sorte que les banques fassent leur boulot : les banques de dépôt prêtent de l’argent, et les banques d’investissement investissent auprès des entrepreneurs. Et ainsi de sortir de ce trading. Vous savez, la titrisation des fonds spéculatifs, c’est devenu une opération de trading et de titrisation basique, sans injection de capital ni développement des entreprises ou croissance économique. Le soubassement de cette révolte populiste, c’est la crise financière de 2008. La façon dont elle a été gérée, la manière dont les gens qui dirigent les banques et les fonds spéculatifs n’ont jamais été tenus responsables de ce qu’ils avaient fait, ont largement nourri la colère constatée dans le mouvement du Tea party aux États-Unis.

Questionneur : Merci.

Bannon : C’était une excellente question.

Questionneur : Bonjour, M. Bannon. Je suis Mario Fantini, je viens du Vermont et je vis à Vienne, en Autriche. Vous avez commencé à décrire quelques-unes des tendances que vous constatez à travers le monde, des tendances très dangereuses, très préoccupantes. Un autre mouvement que j’ai vu monter et se propager en Europe, malheureusement, est ce qui ne peut être décrit que comme un mouvement tribaliste ou néo-nativiste — ces gens s’appellent eux-mêmes identitaires. Ce sont des groupes globalement jeunes, populistes, composés d’ouvriers, et ils donnent des cours de self-défense mais protestent également contre — et tout à fait pertinemment, je dirais — le capitalisme et les institutions financières mondiales, etc. Comment contrer ce phénomène ? Parce qu’ils séduisent beaucoup de gens jeunes à un niveau très viscéral, surtout autour des questions ethnique et raciale.

Bannon : Je n’ai pas entendu toute la question, notamment à propos du tribalisme.

Questionneur : Pour le dire très simplement, il y a un mouvement qui monte parmi les jeunes en Europe, en France, en Autriche et ailleurs. Il conteste avec beaucoup d’efficacité les institutions de Wall Street et séduit sur les questions ethnique et raciale. Je me demandais juste ce que vous conseilleriez pour contrer ces mouvements, qui sont en plein essor.

Bannon : L’une des raisons qui vous permettra de comprendre ce qui a nourri ces mouvements, c’est qu’ils ne voient pas les bénéfices du capitalisme. Je veux dire plus particulièrement — et je pense que c’est particulièrement plus avancé en Europe que ce ne l’est aux États-Unis, mais aux États-Unis ça commence à se développer sérieusement — que lorsqu’on a ce genre de capitalisme népotique, on a des règles différentes pour les gens qui font les règles. C’est l’alliance entre le gros gouvernement et les corporatistes. Je pense que ça commence à jouer, surtout quand on commence à observer une chute des créations d’emploi. Si on regarde en arrière, en fait, et qu’on observe le PIB des États-Unis, on retrouve sur bien des plans ce qui se passe en Europe. Une fois retirées les dépenses publiques, vous savez, nous avons connu une vraie croissance négative pendant plus de dix ans.

Affiche du Tea party
Et tout cela se répercute sur Monsieur tout le monde. Regardez la façon dont les gens vivent, et particulièrement les adolescents, regardez les moins de trente ans : parmi les moins de trente ans, il y a 50% de sous-emploi aux États-Unis, qui est probablement l’économie occidentale la plus avancée, et c’est encore pire en Europe. Je crois qu’en Espagne, on a quelque chose comme 50 à 60% des moins de trente ans au chômage. Et cela veut dire la décennie de leurs vingt ans, là où on apprend une compétence, un métier, où on commence vraiment à se sentir à l’aise dans son activité. C’est retiré à toute une génération. Ça ne va faire que nourrir le tribalisme… C’est pourquoi, à mes yeux, il incombe aux amoureux de la liberté de faire en sorte que nous nous débarrassions de ces gouvernements et particulièrement de ce capitalisme népotique, de façon à ce que les bénéfices relèvent davantage de cet esprit entrepreneurial et puissent revenir aux gens des classes moyenne et ouvrière. Parce que sinon, nous allons le payer très, très cher. On commence à le constater.

Questionneur : J’ai une question, par rapport à votre expérience à Wall Street. Qu’est-ce qu’on pense là-bas du renflouement des banques ? Est-ce justifié ? [inintelligible] La crise a commencé avant 2008. Quel a été le précédent en la matière ? Quel était le sentiment à Wall Street quand les banques ont été renflouées ? Comment des chrétiens devraient-ils se sentir par rapport à ça — y être favorables, ou opposés ?

Bannon : Je pense que c’est une question de responsabilité. Pour des chrétiens, et particulièrement pour ceux qui sont convaincus des fondements judéo-chrétiens de l’Occident, je ne crois pas que les banques auraient dû être sauvées. Je pense que les sauvetages de 2008 n’auraient pas dû avoir lieu. Et je pense, quand on regarde avec le recul, qu’il y a eu beaucoup de désinformation autour du sauvetage des banques en Occident. Les contribuables de la classe moyenne, les gens qui appartiennent à la classe ouvrière, les gens qui gagnent moins de 50 et 60 000 dollars [par an] : c’est le labeur de ces contribuables qui a renfloué les élites. Réfléchissons-y une seconde. Voilà comment le capitalisme a métastasé. C’est tout le fardeau imposé aux gens des classes laborieuses, qui n’en ont retiré aucun avantage. Tous les avantages sont allés aux capitalistes népotiques. Les renflouements ont été absolument scandaleux, et voici pourquoi : ont été renfloués des actionnaires et des dirigeants qui étaient, en l’espèce, les responsables [de la crise].

Les actionnaires étaient responsables pour une raison simple : ils ont permis à la situation de déraper sans rien changer au management, ni aux équipes de direction concernées. Et cela, nous le savons maintenant à partir des investigations du Congrès, nous le savons grâce à des enquêtes indépendantes, ça ne sort pas de quelque conspiration secrète. C’est en quelque sorte au vu et au su de tous.
En fait, l’une des commissions du Congrès a évoqué devant le ministère de la Justice trente-cinq dirigeants, je crois, qui auraient dû être poursuivis— et pas un d’entre eux n’a jamais fait l’objet d’une enquête. Parce que même avec un pouvoir démocrate, il y a quelque chose entre les cabinets d’avocats, les cabinets comptables, les banques d’investissement et leurs comparses à Capitol Hill [au Congrès], qui fait qu’ils ont fermé les yeux.

Manifestation du Tea party
Alors vous pouvez comprendre pourquoi les gens de la classe moyenne, qui ont déjà du mal à gagner 50 à 60 000 dollars par an et voient leurs impôts augmenter, et voient que leurs impôts vont payer pour des sauvetages de banques sponsorisés par le gouvernement… Ce qui a été créé, c’est vraiment un blanc-seing. On a dit à ces banques d’investissement qu’elles avaient un blanc-seing pour les mauvais comportements. En d’autres termes, tous les avantages vont aux fonds spéculatifs et aux banques d’investissement, ainsi qu’aux capitalistes népotiques qui voient augmenter leurs actions et leurs bonus. Et les inconvénients pour eux sont limités, car les gens de la classe moyenne vont venir les renflouer avec l’argent des impôts.

C’est, je crois, ce qui alimente la révolte populiste. Que cette révolte se déroule dans les Midlands anglais ou dans l’Amérique profonde. Je crois que les gens ont en marre. Quand vous lisez dans la presse, « Le Tea party ne fait que perdre les élections », c’est du grand n’importe quoi. Si nous ne gagnons pas les élections, nous forçons [au moins] ces capitalistes népotiques à venir admettre qu’ils n’agiront plus de la même manière à l’avenir. À Washington, tout le narratif a été modifié par cette révolte populiste que nous considérons comme la base du mouvement du Tea party. Et c’est précisément parce que ces sauvetages de banques ont été complètement et totalement injustes. 

Ça n’a en rien rendu ces institutions financières plus fortes, et ça a renfloué un tas de gens — au passage, ce sont des gens qui ont tous fait leurs études à Yale ou Harvard, ils ont fréquenté les plus grands établissements de l’Occident ; ils auraient dû faire preuve de plus de discernement. Ces cabinets comptables, ces cabinets juridiques, ces banques d’investissement, ces entreprises de consulting, c’est l’élite de l’élite, l’élite instruite. Des institutions. Ils comprenaient très bien ce qu’ils faisaient, ils mettaient la main sur tous les bénéfices et puis ensuite ils se tournaient vers le gouvernement, ils allaient tendre la sébile pour être renfloués. Et à ce jour ils n’ont jamais eu à rendre de comptes. Croyez-moi, ils vont rendre des comptes. Il y a un mouvement populiste, aux États-Unis, qui s’appelle le Tea party.

Harnwell : Je crois que nous avons encore le temps d’une ou deux questions pour Stephen K. Bannon, président de Breitbart Media, la troisième plus grande entreprise de presse aux États-Unis. Je sais que vous êtes un homme très, très occupé, aussi nous vous sommes très reconnaissants pour le temps que vous accepté de nous consacrer afin de conclure cette conférence.

Bannon : Je ne suis jamais trop occupé quand il s’agit d’échanger avec un groupe capable de faire autant de bonnes choses que vous tous.

Questionneur : Quelle est d’après vous la plus grande menace, aujourd’hui, pour la civilisation judéo-chrétienne ? La laïcité, ou le monde musulman ? À mon humble opinion, tout ce qu’ils font, c’est essayer de se défendre face à notre invasion culturelle. Merci.

Bannon : C’est une très bonne question. Je pense certainement que la laïcité a sapé la capacité de I’Occident judéo-chrétien à défendre ses valeurs, on est d’accord ? Si vous retournez chez vous et que vous vous présentez comme un partisan de la défense de l’Occident judéo-chrétien et de ses valeurs, bien souvent, surtout quand vous avez affaire à des membres de l’élite, vous êtes considéré comme quelqu’un d’un peu bizarre. Donc ça a en quelque sorte sapé cette capacité. Mais je crois fermement que quelles qu’aient été les causes de cet essor actuel du califat — et on peut en discuter, et certains peuvent essayer de les déconstruire — nous avons à faire face à un fait très déplaisant : et ce fait déplaisant, c’est qu’il y a une guerre majeure qui se prépare, une guerre qui est déjà globale. Elle devient globale par son échelle, et par la technologie d’aujourd’hui, par les médias d’aujourd’hui, par l’accès aux armes de destruction massive. Ça va conduire à un conflit mondial auquel, à mes yeux, il faut faire face aujourd’hui. Chaque jour où nous refusons de regarder ce conflit tel qu’il est, et son ampleur, et sa nocivité, sera un jour où vous regretterez de n’avoir pas agi [inintelligible].

Questionneur : Merci beaucoup. Je viens de Slovaquie. En fait c’est l’origine de mes deux questions, très rapides. Merci beaucoup pour le travail que vous faites pour promouvoir les valeurs judéo-chrétiennes dans le monde. J’apprécie vraiment cela, et je sens également que le danger est très grand. J’ai deux petites questions, parce que vous avez parlé, à propos de l’UKIP et du Front national [inintelligible]. D’un point de vue européen, en écoutant le langage qui s’est de plus en plus radicalisé de la part de ces deux partis, notamment avant les élections au Parlement européen, je me demande simplement si vous avez des projets pour aider ces partenaires européens à se concentrer peut-être sur les questions de valeurs, et non sur le populisme. Et aussi, vous avez mentionné l’implication de l’État dans le capitalisme comme l’un des grands dangers. Mais ces deux partis que vous avez cités, ils en ont en fait des liens étroits avec Poutine, qui est le promoteur de ce grand danger, donc je voudrais connaître votre opinion là-dessus, et la façon dont vous allez gérer cela.

Bannon : Pourriez-vous me résumer la question ?

Harnwell : La première question était : vous avez fait référence au Front national et à l’UKIP comme ayant dans le profil de leurs électeurs des éléments liés à la question raciale, et le questionneur vous demandait comment vous comptiez gérer cet aspect des choses.

Bannon : Je ne crois pas avoir cité l’UKIP à cet égard. Je parlais en réalité des partis continentaux, le Front national et d’autres partis européens. Je ne suis pas un expert de ces questions, mais il semble qu’ils aient abrité certaines dimensions qui aient pu être antisémites ou raciales. Cela dit, même au Tea party nous avons un vaste mouvement du même type, et nous avons été critiqués : ils essaient de faire passer le Tea party pour un mouvement raciste, etc., ce qu’il n’est pas. Mais il y a toujours des éléments qui sont dans ce genre de choses, qu’il s’agisse de miliciens ou autres. Dont certains viennent de groupuscules extrémistes. Ce que je crois, c’est qu’avec le temps tout ça finit par être balayé, non ? Les gens comprennent ce qui les rassemble, et les gens des groupuscules se retrouvent de plus en plus marginalisés, à mon sens.

Je crois qu’on constate cela dans le mouvement populiste de centre-droit [observé en] Europe continentale. J’ai passé pas mal de temps avec l’UKIP, et je peux vous dire que je n’ai jamais rien vu là-bas qui soit même proche de cela. Je pense qu’ils ont fait un excellent boulot d’assainissement en leur sein pour s’assurer véritablement que les gens comme le British National Front et d’autres ne figurent pas dans le parti. Je pense qu’on a observé la même chose avec les groupes du Tea party, où on pouvait voir certaines personnes qui étaient des sortes de membres marginaux du parti, et le Tea party, très tôt, a brillamment réussi à faire le ménage en son sein. Je pense que c’est la raison pour laquelle, quand on entend des accusations de racisme à l’encontre du Tea party, ça ne prend pas auprès du peuple américain, parce qu’il sait vraiment à quoi s’en tenir. Je crois que lorsqu’on observe n’importe quelle révolution — et il s’agit d’une révolution — on a toujours des groupes disparates. Je pense que tout cela va s’évacuer avec le temps et qu’on verra de plus en plus un mouvement populiste de centre-droit classique.

Question : À l’évidence, avant les élections européennes, les deux partis en question ont eu des liens manifestes avec Poutine. Si l’une des incarnations des dangers du capitalisme est l’implication de l’État, alors, à mon avis, il y a aussi Marine Le Pen faisant campagne à Moscou avec Poutine, et aussi l’UKIP défendant fermement les positions géopolitiques russes.

Vladimir Poutine s'adresse à l'Eglise othodoxe d'Orient
 Bannon : Je crois que c’est un petit peu plus complexe. [Dans le cas de] Vladimir Poutine, quand vous vous penchez vraiment sur certains des fondements de ses convictions aujourd’hui, nombre d’entre eux proviennent de ce que j’appelle l’eurasianisme. Il a un conseiller qui trouve son inspiration chez Julius Evola et différents auteurs du début du 20e siècle, qui sont vraiment des tenants de ce que j’appelle le mouvement traditionaliste, qui a fini par métastaser et prendre la forme du fascisme italien. De nombreuses personnes, traditionalistes, sont attirées par cela. L’une des raisons, c’est qu’elles croient que Poutine, au moins, défend les institutions traditionnelles, et il essaie de le faire sous la forme du nationalisme. Je pense que les gens, particulièrement dans certains pays, veulent voir leur pays souverain, ils veulent le nationalisme pour leur pays. Ils ne croient pas à cette espèce d’Union paneuropéenne, ils ne croient pas au gouvernement centralisé aux États-Unis. Ils préfèreraient quelque chose qui ressemble davantage à une entité basée sur les États — telle que l’avaient mise en place les pères fondateurs — et où les libertés sont contrôlées au niveau local.

Je ne suis pas en train de dédouaner Vladimir Poutine et la kleptocratie qu’il représente, parce qu’au bout du compte il est le capitaliste d’État de la kleptocratie. Toutefois, nous, l’Occident judéo-chrétien, nous devons vraiment écouter ce qu’il dit en matière de traditionalisme — particulièrement dans la façon [dont ce traditionalisme soutient] les fondements du nationalisme — et il se trouve que je pense que la souveraineté particulière d’un pays est une bonne chose, une chose forte. Je pense que les pays forts et les mouvements nationalistes forts font des voisins forts. Ce sont les piliers grâce auxquels on a pu bâtir l’Europe occidentale et les États-Unis, et je pense que c’est ce qui nous permet d’aller de l’avant.

Vous savez, Poutine est un personnage des plus intéressants. Il est aussi très, très, très intelligent. Je le constate aux États-Unis où son message sur les valeurs traditionnelles exerce un fort effet sur les conservateurs sociaux, donc je crois que c’est quelque chose auquel nous devons faire très attention. Parce qu’au bout du compte, je pense que Poutine et ses acolytes constituent en réalité une kleptocratie, et une puissance impérialiste qui veut s’étendre. Néanmoins, je crois vraiment que dans cet environnement actuel, quand vous êtes face à un nouveau califat potentiel qui se montre extrêmement agressif — je ne dis pas qu’on peut mettre ça entre parenthèses, mais je crois qu’il faut d’abord s’occuper des urgences.

Questionneur : L’une de mes questions concerne la manière dont l’Occident devrait répondre à l’islam radical. Comment, précisément, devrions-nous en tant qu’Occident répondre au djihadisme sans perdre notre âme ? Parce que nous pouvons gagner la guerre et nous perdre en même temps. Comment l’Occident devrait-il répondre à l’islam radical sans se perdre en chemin ?

Bannon : D’une perspective peut-être un peu plus militante que d’autres [inintelligible]. Je crois qu’il faut prendre une position très, très, très agressive contre l’islam radical. Et j’ai conscience qu’il y a d’autres aspects qui ne sont pas aussi militants, pas aussi agressifs, et c’est bien comme ça. Si vous regardez la longue histoire du combat de l’Occident judéo-chrétien contre l’islam, je crois que nos ancêtres sont restés fermes, et je crois qu’ils ont eu raison. Je pense qu’ils l’ont maintenu en dehors de [leur] monde, que ce soit à Vienne, à Tours, ou ailleurs…

Ce que nous avons reçu en héritage, c’est la grande institution qu’est l’Église d’Occident. Et je voudrais demander à tout le monde dans le public aujourd’hui, parce que vous êtes vraiment les moteurs, les pilotes, les agitateurs et les leaders d’opinion de l’Église catholique d’aujourd’hui, de réfléchir : quand des gens dans cinq siècles se pencheront sur notre époque, pensez aux actions que vous avez menées — et je crois que chacun ayant un lien avec l’Église et un lien avec l’Occident chrétien croit dans ce qui les fonde et dans leurs valeurs, et veut voir [cet héritage] légué aux générations futures comme il nous a été légué. Tout spécialement quand vous êtes dans une ville comme Rome, et en un lieu tel que le Vatican. Regardez ce qui nous a été légué— demandez-vous, chacun, « Dans cinq cents ans, qu’est-ce qu’ils diront de moi ? Qu’est-ce qu’ils diront de ce que j’ai fait lors des premières phases de cette crise ? »

Parce que c’est une crise, et elle n’est pas près de s’arrêter. Vous n’avez pas besoin de me croire sur parole. Il vous suffit de lire les journaux tous les jours, de voir ce qui se passe, de voir ce qu’ils publient sur Twitter, sur Facebook, de voir ce qui passe sur CNN, à la BBC. Regardez ce qui se passe, et vous verrez que nous sommes dans une guerre qui a d’énormes proportions. Il est très facile de faire appel à nos instincts les plus bas, et nous ne pouvons pas le faire. Mais nos ancêtres ne l’ont pas fait davantage. Et ils ont été capables d’éviter ça, de vaincre cet ennemi, et ils ont été capables de nous léguer une Église et une civilisation qui est véritablement la fleur de l’humanité, aussi je crois qu’il revient à chacun d’entre nous de passer par ce que j’appelle une épreuve de vérité, de réfléchir vraiment à ce qu’est notre rôle dans la bataille qui nous attend.




[1] Ayn Rand (1905-1982), philosophe et romancière américaine d’origine russe, créatrice de la doctrine objectiviste et théoricienne d’un capitalisme ultra-individualiste