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SOLITUDES NUMERIQUES



Philippe Breton

"Comme l'islamisme radical qui voudrait purifier l'humanité et la faire obéir aux lois divines, les transhumanistes nous disent que l'humanité serait améliorée en obéissant aux lois de la technologie." Dans son numéro d'avril, sous le titre "Ultramoderne solitude", le mensuel La Décroissance publie une longue interview de Philippe Breton : sociologue et anthropologue, celui-ci fut l'un des premiers à oser avancer que le développement de l'informatique menaçait le lien social et l'intériorité. Voici la première partie de ce texte passionnant, à découvrir en kiosque dans sa totalité.


(c) Nastya Nudnik




















La Décroissance
: Publié il y a plus de quinze ans, votre livre Le Culte de l'Internet portait en sous-titre : "une menace pour le lien social ?". Quel regard portez-vous aujourd'hui sur l'état de nos liens sociaux, alors que même dans la rue les gens ne décrochent plus de leurs smartphones ?


Philippe Breton : Avant de répondre, j'aimerais faire une précision : si j'ai pu saisir les phénomènes associés à Internet il y a quelques années, c'est parce que j'avais longtemps travaillé sur le mouvement antérieur à Internet, sur le développement général de l'informatique qui a commencé dès la Seconde Guerre mondiale avec la cybernétique (1). Les nouvelles technologies ne sont pas arrivées soudainement : ce mouvement d'innovation relève plus largement d'un projet politique, d'une volonté de transformer le lien social, de faciliter la communication par la technologie, avec l'idée que cette communication joue un rôle central et positif dans nos sociétés.
Le développement des nouvelles technologies est venu impacter l'évolution du lien social. Or l'état du lien social est marqué par ce que les sociologues et les anthropologues ont appelé la poussée de l'individualisme. Nous sommes dans des sociétés qui se décollectivisent, où les individus ont une place de plus en plus centrale. Les nouvelles technologies influent sur cette évolution sociale, mais ne sont pas à l'origine de cette transformation progressive de la société. Au fond, elles ont accentué les tendances extrêmes de l'individualisme moderne, c'est-à-dire une coupure du lien social, une décollectivisation telle qu'on entre dans des processus d'isolement. Les nouvelles technologies détournent le regard mutuel que les humains ont les uns sur les autres, pour fixer ce regard vers des machines, des téléphones, des tablettes : je ne regarde plus l'autre, mais mon écran. En même temps, elles font fonctionner une espèce de fantasme du collectif : nous quittons le face à face, mais nous allons nous retrouver grâce aux technologies, nous allons créer des collectifs grâce à l'informatique... C'est l'un des arguments de vente, cette promesse de reconstruire un collectif dans lequel notre présence au monde est médiatisée par des machines. Mais cette utopie de recréer du lien social par les machines échoue et accentue l'isolement social.

En quoi l'emprise du numérique détruit-elle notre intériorité et malmène les valeurs humanistes ? 


L'usage d'Internet, répartition par âge

La notion d'intériorité a accompagné l'humanisme. Il ne s'agit pas d'une coupure du lien social ou d'un repli dans le mysticisme, mais d'une protection entre soi et les autres, d'une barrière entre vie publique et vie privée, qui permet l'épanouissement de la personne, la liberté et la créativité individuelle. La démocratie n'est possible que quand chacun a un espace intérieur dans lequel il peut se forger une opinion, sans être soumis à la tyrannie. Or les nouvelles technologies viennent effacer cette frontière entre vie publique et vie privée. L'apologie de la transparence, c'est une utopie où tout le monde est censé aller dans le même sens et ne plus rien avoir à cacher aux autres. Une part de l'existence bascule dans des réseaux sociaux comme Facebook, qui cherchent précisément à rendre public le domaine privé. Tout le monde est appelé à partager sa vie privée, à tel point qu'on est obligé de légiférer sur le "revenge porn", par exemple, cette tendance où l'on filme ses ébats pour les rendre visibles. En ce qui concerne le pillage des données individuelles, il y a aussi une évolution très rapide : les communications électroniques ne sont plus secrètes, des entreprises peuvent entrer dans vos machines pour mieux connaître vos goûts et orienter votre consommation avec des publicités ciblées. C'est quelque chose de troublant et d'insupportable. Si je devais réactualiser mon livre Le Culte de l'Internet, j'insisterais sur le recul de l'intériorité qui s'est considérablement aggravé. Je ne dirais pas que nous sommes dans une société totalitaire, il ne faut pas exagérer, mais de plus en plus transparente. Cette transparence ne parvient pas à nous saisir entièrement, mais elle restreint notre intériorité et notre vie privée.

Vous avez écrit que la scène pornographique était la scène symbolique centrale de la société de communication. La société de la communication conduit-elle à une "cité perverse" (pour reprendre l'expression de Dany-Robert Dufour) ?

Je ne sais pas si c'est une société perverse, mais en tout cas c'est une société qui s'illusionne. J'ai utilisé la métaphore de la pornographie comme acte ultime du désir de transparence. La pornographie s'est généralisée. Il ne s'agit pas seulement de pornographie dure, mais aussi de l'étalage de l'intimité, du dévoilement de soi, du voyeurisme, où l'on pense pouvoir apprendre des choses sur les autres via Internet... Le numérique doit son succès à cette fausse promesse de l'exposition de l'intimité par les nouvelles technologies. Mais il n'arrive pas à la tenir : la promesse de rendre tout transparent, d'établir de nouveaux liens en s'exposant en ligne, cela ne marche pas. On ne connaît pas plus les ressorts du désir, de l'émotion du fantasme, de la sexualité aujourd'hui qu'avant Internet. Chacun se débrouille avec sa propre intimité, qui résiste à toute mise en transparence. Le lien social véritable, il passe par l'ouverture à l'autre, le face à face, non pas par la représentation sur des écrans.


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Les promoteurs du "village global" promettaient une société de la connaissance et de la coopération.Au contraire, vous annonciez que l'explosion de la communication risquait d'alimenter l'exclusion et la xénophobie. Quels liens faites-vous entre la montée des tensions sociales et le déferlement technologique ?

C'est une question difficile. On va simplifier l'équation : l'excès d'individualisme dans lequel les technologies nous ont jetés et l'accroissement des effets d'isolement encouragent le fantasme d'un collectif. Beaucoup de gens manquent d'un collectif aujourd'hui, nos sociétés sont de plus en plus individualisées, et cette évolution s'accélère. Malgré leurs promesses, les nouvelles technologies ne satisfont pas ce besoin de collectif, au contraire elles augmentent la frustration. Ce fantasme d'un collectif sublimé, on le retrouve dans les formes de violence que connaît la société aujourd'hui. Notamment dans le fantasme du nationalisme et le fantasme de l'islamisme radical, c'est-à-dire d'une société totale. La chaîne du raisonnement peut paraître longue, mais il me semble que c'est bien de cela qu'il s'agit : après avoir été isolé et individualisé, on rêve d'un grand collectif qui calmerait nos solitudes. Les nouvelles technologies ne sont pas responsables de cette évolution sociale, mais elles ont encouragé l'individualisme et nous ont ont proposé un faux collectif qui ne peut pas satisfaire notre désir de lien social. Le fait que la communication soit technologique, que le lien se fasse de plus en plus par des écrans, conduit à se replier sur des collectifs fermés : se rassemblent ceux qui se ressemblent. Les nouvelles technologies nous ont été vendues comme un outil pour des sociétés ouvertes, mais elles créent au contraire plutôt des communautés fermées. Là où les technologies sont puissantes dans leurs effets (je pense à la propagande qui sert aux groupes extrémistes en ligne), c'est quand elles sont au service de communautés qui se recroquevillent sur elles-mêmes. Internet peut développer ce sentiment d'appartenance fermée. (...)


Article disponible en totalité dans La Décroissance, avril 2016 (2,50€) 

Philippe Breton est chercheur en anthropologie et en sociologie.
Dernier ouvrage paru :  L'explosion de la communication, La Découverte, 2012